Memoria

Et si au lieu de déverser sur les films des torrents d’adjectifs, on s’essayait à les rejouer par l’écriture ? Autrement dit, si on s’efforçait de penser la critique non comme description, mais réécriture ?

Les images qui s’inscrivent désormais sur la surface de l’écran appartiennent à une autre dimension. Elles redéployent l’univers que l’on croyait connaître au gré de fissures temporelles, à travers un subtil alliage d’éléments fantastiques et de science-fiction. Elles affirment la puissance du cinéma comme porteur de visions.

Text: Emilien Gür

Lâcher prise

[En guise de préambule : Pourquoi la critique ? – Pourquoi ces pauvres mots apposés sur des images en mouvement ?]

La critique raffole d’adjectifs. Elle les répand sur les films, sans rougir. Cela fait de bons slogans promotionnels. Le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul fait les frais de ce goût pour les épithètes. La panoplie de prédicats destinés à le qualifier est large, il suffit de piocher : lent, spectral, fascinant, troublant, envoûtant, étrange, curieux, animiste, contemplatif, méditatif, hypnotique, énigmatique, onirique, etc. Treize adjectifs pour résumer une œuvre. La belle affaire.

Le problème ne réside pas dans les mots, mais dans leur usage. Le problème, c’est lorsque la critique s’invite sur le terrain de la création pour faire de l’ordre et qu’il ne s’agit plus que de trier, classifier, comparer les images et les sons. Les films eux-mêmes, mais aussi leur expérience, en ressortent appauvris. Memoria ? Un objet curieux et envoûtant, qui perpétue la mouvance du slow cinema. Tout est dit : le sujet est épuisé, l’affaire expédiée jusqu’à la sortie du prochain film d’Apichatpong.

Et si au lieu de déverser sur les films des torrents d’adjectifs, on s’essayait à les rejouer par l’écriture ? Autrement dit, si on s’efforçait de penser la critique non comme description, mais réécriture ? Un catalogue d’adjectifs paraît vain à partir du moment où la critique se donne pour but de faire émerger du film une écriture à même de redéployer l’expérience de celui-ci.

Parmi les bribes d’images qui composent mon souvenir de Memoria, une scène m’interpelle. Elle me paraît figurer le processus de recréation qui devrait à mon sens guider le geste critique. Une femme, jouée par Tilda Swinton, est perturbée par un bruit qu’elle entend de façon récurrente. Elle se rend dans le studio d’un ingénieur du son, auquel elle s’emploie à décrire le bruit qui la dérange. Affairé sur son moniteur, l’ingénieur du son cherche à reconstituer le bruit en question au gré des indications tâtonnantes fournies par son interlocutrice. Le plan séquence qui capte cette recherche dramatise le caractère à la fois imprécis et lacunaire du langage au regard de la richesse de l’expérience vécue. Ni les adjectifs employés par l’actrice, ni le catalogue de sons mobilisés par son adjuvant, ne permettent de reconstituer le bruit originel, tel qu’il a été entendu. La fortune d’une création tient à son degré d’approximation.

Comment passe le temps lorsque l’on voit, entend, vit un film au cinéma ? Cette question se rappelle à moi avec insistance alors que je tente de réunir les impressions qui me restent de Memoria. La complexité de l’expérience temporelle que propose le film tient au fait qu’il entremêle tension narrative et réflexivité de la durée sur elle-même. D’un côté, il raconte une enquête sur un bruit qui est menée au sein d’une constellation de personnages énigmatiques. De l’autre, il procède à une exhibition de la durée de chaque plan qui, à force, défait l’embryon d’intrigue. Rien mieux que le bruit qui perturbe la protagoniste ne résume la nature paradoxale de la temporalité du film : une détente sourde et violente, qui condense la tension en même temps qu’elle la relâche.

Comme Tropical Malady ou Oncle Boonmee, Memoria présente un point de bascule à partir duquel le monde ne sera plus jamais tout à fait comme avant. Un gouffre s’ouvre, béant, passage vers les mystères les plus profonds de l’univers. Il suffit pour cela d’un plan dont la durée s’étire au-delà de ce à quoi le film nous avait jusqu’à présent habitué. Tilda Swinton rencontre un homme, occupé à griller des poissons au bord d’un mince cours d’eau. Il porte le même nom que l’ingénieur du son qui l’avait aidée à matérialiser le bruit qui la hante, disparu depuis sans laisser de traces, comme s’il n’avait jamais existé. L’inconnu évoque la capacité de sa mémoire à tout retenir, parle des images et des sons qu’il ne veut ni voir ni entendre, décline les Xanax que Tilda Swinton lui offre. La scène se poursuit ainsi, sans direction apparente, ouverte à tous les possibles.

Il y a les films qui meublent le temps et ceux qui offrent du temps. Nul besoin de préciser que Memoria appartient à la seconde catégorie. Non pas fonction (d’un récit), le temps, chez Apichatpong, est matière (à d’infinies expérimentations). L’acte de suivre ce qui se déroule sur l’écran se résume à un salutaire plongeon dans une durée pure, au sens où l’entendait Henri Bergson : un temps subjectif et relatif, irréductible à toute grille de mesure.

Suite à l’échange entre Tilda Swinton et l’inconnu au bord du cours d’eau, le film requiert du public un état d’abandon total et la capacité d’oublier tout ce qui s’est produit auparavant. Les images qui s’inscrivent désormais sur la surface de l’écran appartiennent à une autre dimension. Elles redéployent l’univers que l’on croyait connaître au gré de fissures temporelles, à travers un subtil alliage d’éléments fantastiques et de science-fiction. Elles affirment la puissance du cinéma comme porteur de visions.

Memoria est un film hanté par son actrice. Le choix de travailler avec Tildwa Swinton devait relever, pour Apichatpong, de l’évidence tant l’alchimie entre son cinéma et les corps, gestes et voix de l’interprète crève l’écran. À la moindre de ses apparitions, la magie opère. Silhouette gracile au teint pâle, sa démarche manifeste un engagement déterminé avec le réel en même temps qu’elle s’en arrache avec netteté, comme si elle n’appartenait pas vraiment à ce qui l’entoure. Son visage, à l’air à la fois concentré et perdu, est le signe vivant de cet état d’indétermination. Elle est un être des limites, aux mouvements incalculables, inscrits dans une oscillation constante entre surconscience et abandon. Le temps d’arrêt qu’elle marque, hésitante, devant les employés du centre de musique qui la scrutent sans comprendre ce qui la perturbe ; la disponibilité qu’elle s’accorde quelques minutes plus tard pour écouter un groupe de musicien.ne.s, rencontré.e.s par hasard – tout concourt à donner l’impression que Tilda Swinton est à la fois présente et absente, ici et ailleurs.

Les plus belles expériences, au cinéma, c’est lorsque face au film, on ne s’attend plus à rien. L’acceptation du mystère. Le moment où le je du spectateur.trice se fond dans l’autre que constitue l’œuvre. Aucun adjectif ne peut résumer cela.

*

[Memoria, poème rythmé par un bruit]

Une chambre plongée dans l’obscurité.
Le souffle du vent anime les rideaux.
Un bruit.

Une rue agitée par le flux des automobiles et des passant.e.s.
Soudain, un retentissement
Et voilà qu’un homme plonge à terre.
Tilda Swinton regarde autour d’elle.
Une émotion imprécise traverse son regard.

La façade d’une maison battue par la pluie.
Des figures humaines se séparent devant le perron.
Chacune suit sa direction, appelée hors de l’image.
Restent les feuillages des arbres
Et le martellement de la surface du monde par d’infimes gouttes d’eau.

Les mots sortent de sa bouche, à elle,
Hésitants.
Ses mains, à lui, tatônnent sur le clavier.
L’espace est traversé de sons,
Tentative maladroite d’identifier un bruit.

Une salle de restaurant à l’éclairage tamisé.
Autour d’une table, une femme et un homme se disputent la parole
Tandis qu’un enfant dessine.
En retard, Tilda Swinton cherche sa place parmi les mots en circulation.
Un bruit lui fait perdre le fil de ses pensées.

Une vaste forêt aux feuillages agités.
Gigantesque surface émergeant des arbres,
L’envol d’un vaisseau spatial.
Un bruit.

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Memoria | Film | Apichatpong Weerasethakul | COL-UK-FR-CH 2021 | 136’ | Zurich Film Festival 2021, Black Movie Genève 2022, Filmar en América latina Genève 2023

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First published: October 08, 2021