Les premiers jours

[…] Ce son organique puisant au cœur des éléments sera le point de langage d’un cérémonial du bord des eaux, au bout de ces plaines de sables et de rivages abandonnées.

[…] Un temps qui remonte et fait écho à la naissance du monde, à ces premiers jours dont parle le titre du film entre ce qui précède et ce qui vient, ce qui fait la mémoire des éléments et ce qui fait lieu, ce qui fait espace et lien.

Text: Pierre Escot

Des côtes et des récifs dans la brume soulevée par les vagues, des côtes rocailleuses, pelées au gré d’un vent qui lutterait contre l’opacité de nuages lourds étalés au loin. Sur le rivage, des roches ciselées, tailladées, peaux épaisses, grumeleuses d’un animal-chimère échoué sur le rivage. Des grondements sourds mélangés à des gargouillements de bulles d’air et d’eau frottés sur du métal. Un homme sort de l’eau, t-shirt et bermuda, puis d’autres encore, trainant avec eux ce qui serait les restes d’une pieuvre morte, ficelles, baguettes ou branches, les restes d’une créature extraterrestre venue finir sa course dans l’océan. Ainsi débute Les premiers jours, le douzième et dernier film de Stéphane Breton, ethnologue et documentariste, présenté en première mondiale ce samedi 5 août 2023 dans le cadre de la Semaine de la critique au Festival international du film de Locarno. Ces côtes désolées, ce rivage du bout du monde, ces hommes qui tirent de l’eau et amassent en ballots de longues et lourdes algues puisées dans le ressac qu’ils iront vendre dans des voitures de fortune, épaves retapées et bringuebalantes, n’ont pas de voix-off, pas de dialogues construits, pas de regards caméra, nous ne saurons rien d’autre tout au long du documentaire, rien d’autre que ce que la caméra nous laisse voir et c’est ainsi que le film vient à nous, vient en nous.

Le grondement des vagues, le sifflement du vent, le crissement du métal, le glougloutement des eaux mêlées entre son concret et électro-acoustique, une matière sonore sera la seule voix-off, le seul commentaire, ce son organique puisant au cœur des éléments sera le point de langage d’un cérémonial du bord des eaux, au bout de ces plaines de sable et de rivages abandonnés. Les gestes précis de ces hommes, les cabanes de fortune en tôles et bâches, les chiens qui les entourent et rôdent avec eux, le vent, le désert lunaire de ces côtes, les déchets de plastique et de métal dans ce sable pâle, tous ces éléments et ces hommes soutenus par cette sculpture sonore lancinante, ce placenta de fréquences sourdes et modulées accompagnant chaque plan et chaque séquence créé pour le film par le compositeur Jean-Christophe Desnoux entre vent, eau et fer ; ces jours d’un monde qui serait comme l’envers du nôtre et sa continuité, là où le silence ne serait qu’un accord de plus dans la longue communauté des hommes.

La distance apparente de la caméra de Stéphane Breton nous permet de recréer avec notre regard de spectateur, les différents temps de vie de cette communauté installée au bord de ces côtes sauvages et désolées. L’absence d’explications, l’apparente nudité du dispositif nous fait entrer dans l’espace de ces sortes de chiffonniers, de gitans des océans vivant d’algues récoltées et de rebuts de plastique et de métal que rejette la mer lancinante. Ainsi, un homme, parfois, chante, un autre sculpte en amassant et disposant les objets échoués : carcasses de voitures, tonneaux, récipients, gobelet, bouteilles en plastique. Au milieu de ces pêcheurs du bout du monde, chacun à la fois dans son groupe et dans sa solitude, chacun dans son geste faisant lien dans ce coin de terre oublié, répétant encore et encore leurs gestes, la mémoire collective revient comme en suspens. Un temps qui remonte et fait écho à la naissance du monde, à ces premiers jours dont parle le titre du film entre ce qui précède et ce qui vient, ce qui fait la mémoire des éléments et ce qui fait lieu, ce qui fait espace et lien. Les premiers jours pourrait ressembler aux derniers comme une réversibilité du temps et de notre mémoire, une empreinte réciproque, une histoire de vie et de lieux entre ce qui est venu et reviendra du bout du monde comme un premier jour comme une nouvelle naissance ou comme sa fin, là où vivent et meurent les hommes.

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Les premiers jours | Film | Stéphane Breton | FR 2023 | 77’ | Locarno Film Festival 2023, Semaine de la critique

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First published: August 06, 2023