No coração do mundo

[…] Gabriel Martins et Maurilio Martins ont grandi dans cette ville de laissés-pour-compte, qu’ils filment sans condescendance ni misérabilisme, désireux d’en restituer toutes les facettes, des plus nobles aux plus obscures.

[…] Jusqu’à présent, le cinéma ne s’était guère aventuré dans ces territoires, et la tentative « des Martins » d’en rendre compte apparaît rafraîchissante, louable et sincère.

[…] L’essence collective et polyphonique du film, sa nature joliment improbable – entre western urbain, chronique néoréaliste et étude sociologique – se rétrécissent alors dans quelque chose de beaucoup plus conventionnel, comme si les cinéastes avaient souhaité se conformer à tout prix aux codes du film noir, quitte à empiler les stéréotypes du genre.

« Contagem est le putain de Texas », scande un chant féroce au début de No coração do mundo. Contagem, c’est cette banlieue oubliée et défavorisée de Belo Horizonte, au Brésil. C’est aussi le personnage central du premier long métrage de Gabriel Martins et Maurilio Martins. À défaut d’être liés par le sang, ces derniers ont grandi dans cette ville de laissés-pour-compte, qu’ils filment sans condescendance ni misérabilisme, désireux d’en restituer toutes les facettes, des plus nobles aux plus obscures.

Un coup de feu retentit au milieu d’un anniversaire, entraînant ceux qui de près ou de loin gravitent autour de cet incident dans une lente spirale destructrice. La fête interrompue ce soir-là est celle de Marcos, truand à la petite semaine et propriétaire de l’arme dont son ami Beto s’est servi pour descendre par erreur le mauvais homme. Miro, le frère aîné de Beto, aide ce dernier à quitter la ville. Pendant ce temps, Marcos essaie de se racheter une conduite en s’associant à Selma et son commerce de photographie scolaire. Mais pour atteindre « le cœur du monde » et sortir de sa condition marginale et précaire, l’entrepreneuse projette de cambrioler une riche maison bourgeoise avec la complicité de Marcos. Le succès de la combine repose alors sur les épaules de la belle et probe Ana, la fiancée de Marcos, qui hésite un temps à tremper dans l’affaire.

Film choral, No coração do mundo brosse le portrait d’une microsociété où les uns redoublent d’efforts pour ne pas tomber dans l’illégalité – Rose, la compagne de Miro, enchaîne les petits boulots – quand les autres finissent par céder aux sirènes de l’argent facile. L’argent, son manque cruel et les fantasmes matérialistes qu’il fait miroiter président d’ailleurs à toute autre forme de liens entre les personnages, qu’ils soient amoureux, amicaux ou familiaux. Son obtention conditionne la survie dans un monde ubérisé, rongé par les trafics en tout genre. S’ils n’occultent rien de cette âpre réalité, les coréalisateurs ont tenu également à capter l’énergie et l’inventivité qui existent dans ces quartiers populaires. En témoigne le générique de leur film, défilé de portraits hauts en couleur des habitants de Contagem sur fond de complainte rap. Dans cet intermède frontal, purement documentaire, l’image inventorie le meilleur – le soleil, les sourires, la jeunesse, l’exubérance vestimentaires, la tolérance –, quand le son, lui, fait le détail du pire – « Kilos de came, têtes de bétail / Hélicoptères, communautés fermées / Affrontement pour le pouvoir et les territoires / Les balles volent, les funérailles foisonnent / Soupapes de surpression, fêtes funk ou pagode / Les gens dansent pour oublier qu’ils se font entuber tous les jours / Grâce à la marijuana, la vie est un peu meilleure / Pour ceux qui transpirent tous les jours pour finir le mois. » C’est cet aspect moins flatteur qui sera traité dans la suite du film, dont l’action se déploie de préférence la nuit, au coin des rues ou dans l’habitacle enfumé des voitures.

Jusqu’à présent, le cinéma ne s’était guère aventuré dans ces territoires, et la tentative « des Martins » d’en rendre compte apparaît rafraîchissante, louable et sincère. Volontiers atmosphérique, leur film se dévoile par petites touches mais pâtit aussi de faiblesses qui l’alourdissent et desservent son propos.

La mise en scène, en premier lieu, qui semble hésiter entre radicalité et paresse, plans-séquences audacieux et recours à une grammaire plus simpliste, pas toujours des plus inspirées. Dans une scène marquante, tournée d’un seul jet, Selma se confie à Marcos sur son parcours de vie chahuté, ses rêves, ses espoirs. Le plan débute par une vision paradisiaque, celle d’un paysage de nature inviolée qui, à la faveur d’un zoom arrière, se révèle n’être qu’un simple trompe-l’œil de studio photographique. La caméra finit par panoter sur la gauche et recadrer l’écran de contrôle de l’appareil surveillé par Marcos. La séquence se termine comme elle avait commencée, par une illusion, une image d’image qui emprisonne le présent de Selma et nie son aspiration à trouver « le prochain lieu », celui « où vont nos désirs ». On peut regretter que la puissance formelle et conceptuelle de ce moment, la virtuosité dans son exécution, ne soit pas reconduite dans la suite du film – et notamment dans le dernier tiers du métrage, bien moins inventif en termes de cinématographie.

No coração do mundo peine également à nous captiver de bout en bout. Passée la longue phase d’exposition du contexte et de la pléiade de personnages principaux ou secondaires, le film tarde à trouver son rythme de croisière. Il s’enkyste dans une forme de nonchalance narrative qui, si elle renvoie à l’indolence du quotidien des habitants de Contagem, a pour conséquence de neutraliser les enjeux dramatiques, de disperser l’attention. Ce problème de rythme devient d’autant plus flagrant dans la seconde partie, quand l’intrigue connaît une accélération aussi soudaine qu’artificielle, et qu’elle opère un virage vers le thriller. L’essence collective et polyphonique du film, sa nature joliment improbable – entre western urbain, chronique néoréaliste et étude sociologique – se rétrécissent alors dans quelque chose de beaucoup plus conventionnel, comme si les cinéastes avaient souhaité se conformer à tout prix aux codes du film noir, quitte à empiler les stéréotypes du genre.

Mais l’écueil majeur de cette ode au Brésil des invisibles est son inaptitude à proposer, dans la profusion de voix qu’elle donne à entendre, un personnage suffisamment attachant pour qu’il puisse emporter l’intérêt ou l’adhésion du spectateur. Si un trio se détache finalement de la communauté dépeinte – Marcos, Selma et Ana –, le destin de cette bande de pieds nickelés aux gesticulations parfois ridicules – la mollesse geignarde de Marcos, vite exaspérante – ne laisse aucun doute quant à l’issue désastreuse de leur entreprise. Le choix de focaliser le récit sur Marcos, idiot sympathique mais totalement dénué de profondeur et de charisme, plutôt que sur la figure autrement plus tragique d’Ana (formidable Kelly Crifer), laisse perplexe. Le tiraillement existentiel de la jeune femme prise en étau entre un travail ingrat et la charge d’un père grabataire, la logique implacable avec laquelle le piège social va se refermer sur elle, aurait pu fournir la matière passionnante d’un film trop lisse en l’état, qui finit au moment où on aurait aimé le voir commencer.

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No coração do mundo | Film | Gabriel Martins, Maurilio Martins | BRA 2019 | 122’ | Filmar en América Latina Genève 2020

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First published: November 30, 2020