Mon pire ennemi

[…] Ce parcours tient d’une évidence imparable, mettant à jour à travers le corps dénudé de l’homme, qui en est ainsi la sidérante métaphore, le système du pouvoir iranien.

Text: Jean Perret

Mehran Tamadon éprouve un impérieux besoin de toucher à s’en épuiser le rituel de la torture et les gestes de son exécution. Il en va de la mémoire humiliée des citoyens iraniens, de leurs âmes et de leurs corps stigmatisés à jamais par la dictature islamiste.
Mon pire ennemi constitue avec Là où Dieu n’existe pas, tous deux réalisés en 2023, un diptyque, qu’une motivation intelligemment naïve et politiquement courageuse porte au-devant de la scène.

Il s’agit bien avec Mon pire ennemi de porter sur la scène du cinéma la reconstitution la plus documentée possible des conditions d’emprisonnement et de torture pratiquées par la République des mollahs. Le cinéaste, aujourd’hui persona non grata dans son pays où il est né en 1972 à Téhéran, se doit de filmer dans le menu détail ce qui a été vécu par des Iraniens, ex-prisonniers réfugiés en France. Il doit faire au plus près de son esprit et de son corps l’expérience de la souffrance subie par ses concitoyens. Et de leur demander qu’ils fassent le récit de leurs parcours au travers du système répressif de l’État, et surtout qu’ils montrent, gestes à l’appui, comment le système cherche à mettre à genoux ses prisonniers.

Mehran Tamadon veut être le personnage central de ces évocations et demande avec insistance qu’on lui fasse subir, avec une esquisse de ce que furent les sévices corporels, les interrogatoires auxquels ils ont été soumis. Jeu de rôle, les anciens prisonniers sont les interrogateurs qui vont mettre à la question le cinéaste, qui les filme, qui se filme.

Mais après une vingtaine de minutes, soit un quart du film, le spectateur est invité à une confrontation d’une nature progressivement plus radicale. C’est à un imparable crescendo de violence verbale et physique que le cinéaste est soumis. Face à lui, une femme célèbre, Zar Amir Erahmini, actrice (Prix d’interprétation à Cannes en 2022), cinéaste et productrice iranienne ayant fui son pays en lien avec un affaire crapuleuse dont elle fit les frais : interdite de toute activité et menacée d’humiliations décuplées, d’emprisonnement et de cent coups de fouet, elle se réfugia à Paris. C’est elle qui mène les interrogatoires, décide la mise à nu littérale du prisonnier-cinéaste, allant jusqu’à l’exhiber transi dans l’espace public d’une rue, d’un cimetière.

C’était là le dessein de Mehran Tamadon, que le tournage du film lui échappe et que le jeu auquel il se soumet touche à des extrêmes imprévisibles. Ce parcours tient d’une évidence imparable, mettant à jour à travers le corps dénudé de l’homme, qui en est ainsi la sidérante métaphore, le système du pouvoir iranien. L’actrice et le cinéaste atteignent au cours de cette longue séquence un degré de réalisme étrangement, douloureusement, distancié et remarquable, en cela qu’il permet d’accéder à la logique de la pensée répressive et aux méandres de sa rhétorique.
L’entreprise du cinéaste, dit-il au début de Mon pire ennemi, est de faire en sorte que des agents du régime islamiste voient le film. Que miroir leur soit tendu, afin d’instiller dans l’esprit de ces hommes de la violence d’État des questions, des doutes. Ce film avec son autre terme, Là où Dieu n’existe pas, relève d’une tentative d’exorciser dans le corps social, politique, religieux iranien ses démons ignominieux. Il parle d’utopie. À suivre pour le temps présent et pour les générations de l’avenir.

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Screenings in Swiss cinema theatres

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Mon pire ennemi | Film | Mehran Tamadon | CH-FR 2023 | 83’ | Visions du Réel 2023, Berlinale 2024, Human Right Film Festival Zürich 2024 | CH-Distribution : Outside the Box

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First published: April 06, 2024