Martin Eden

[…] La mise en scène est faite de plusieurs choix, les modes de récits d’économies différentes, ce qui confère au travail de Pietro Marcello un intérêt particulièrement convaincant.

[…] Le geste de création cinématographique de Pietro Marcello paraît tracer depuis ses débuts les contours d’une tragédie contemporaine dont les différents modes de représentation dérangés et reformulés sauraient prendre la mesure.

Text: Jean Perret | Audio/Video: Jorge Cadena

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Text: Jean Perret | Reading: Luna Schmid | Concept & Editing : Jorge Cadena

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À Naples dans les années 30 et 40, un ouvrier au chômage rencontre la femme de sa vie, issue d’une famille de la grande bourgeoise. Force convaincante de la fiction, nourrie du récit éponyme de Jack London publié à New York en 1909, elle trace un parcours éminemment politique. Martin Eden est ce jeune homme dont l’ambition est d’accéder à la haute société repue de culture en faisant la preuve de son talent littéraire. Il travaille avec opiniâtreté. À ses débuts, il expérimente la misère de la vie matérielle et les découragements de se voir retourner ses manuscrits ; voilà pourtant qu’un premier texte est publié, ce que l’on fête au sein de la maison paysanne où une veuve et ses enfants lui ont donné refuge ! Reconnu enfin par un puissant éditeur qui assure sa célébrité et sa richesse, l’homme est transfiguré en un personnage excentrique et cynique.

Sa lucidité le dévaste, le défigure — l’acteur Luca Marinelli est proprement méconnaissable, le choc de sa transformation est impressionnant. Qui plus est, ses positions politiques stigmatisant les conflits entre le destin de l’individu et celui du collectif font de lui un ennemi tant de la classe ouvrière que de la bourgeoise, aucune ne manquant de procéder avec violence à son éjection. Les valeurs de l’individualisme, il lit Baudelaire et Nietzsche, versus celles d’un projet socialiste, voire anarchiste, il lit Herbert Spencer, écartèlent Martin Eden. Prolétaire et nouveau riche, il est déraciné, son identité écorchée. Il n’a de cesse dès lors de vouloir échapper aux univers frelatés des salons huppés et des manifestations militantes. Toute son intelligence réduite en charpie conduit à une voie sans issue.

La mise en scène est faite de plusieurs choix, les modes de récits d’économies différentes, ce qui confère au travail de Pietro Marcello un intérêt particulièrement convaincant. On se souvient de l’admirable Bella e perduta (2018), ce film parfaitement émancipé des stricts codes du documentaire et de la fiction. L’essai au sens plein relevait d’un élan de création embrassant tout à la fois la trajectoire tragique d’un paysan, l’histoire d’une région et de son château gangréné par la mafia, une économie d’élevage de bufflons et partant les liens archaïques et surnaturels entre l’homme et l’animal.

Martin Eden garde le souci d’un ancrage dans un territoire documenté par l’insertion de scènes d’archives du Naples des rues populeuses et crasseuses. Comprendre la complexité du personnage suppose de prendre la mesure du contexte social dont il est issu. Et Pietro Marcello de tourner par ailleurs des images à la manière d’archives, noir et blanc et gros grain !, qui articulent le présent du film tourné en 2018 au passé dans lequel le récit prend place. Que ce statut des vielles/jeunes archives, authentiques/imitées, à peine distinguables, intrigue et fasse sens, à chacun de s’en accommoder. Il en va de même des genres sollicités, que le film se plaît à reproduire et à bousculer. Le romantisme émeut, rehaussé d’un stéréotype, quand le jeune couple est assis face à la mer soleil couchant. La touche du mélodrame est son pendant, lors de retrouvailles et de séparations, qui rythment l’histoire des amants malheureux. Le film d’action psychologique, la commedia dell’arte et son Pulcinella mis en scène comme un pantin, au moment où celui-ci accède à sa notoriété mortifère, sont autant de rebonds que le récit orchestre avec force ellipses. Le film d’action tout court est à l’affiche également avec les échauffourées entre le corps des ouvriers et celui esseulé de Martin Eden. Et le corps à corps entre lui et sa fiancée en une lutte ultime et désespérée constitue ce spectacle d’action qui les précipite inéluctablement vers la perte l’un de l’autre. Quant aux partitions musicales, parfois sans doute quelque peu superfétatoires, elles participent de l’emportement des sentiments ressentis, tout en proposant des moments de répit réflexifs.

Le film est formidablement roboratif par son assemblage hétérogène (à ne confondre d’aucune manière avec hétéroclite). Mais encore convient-il de nouer les tenants du film en une vision fédératrice. Le geste de création cinématographique de Pietro Marcello paraît tracer depuis ses débuts les contours d’une tragédie contemporaine dont les différents modes de représentation dérangés et reformulés sauraient prendre la mesure. Le monde est violent, hiérarchisé, vulgaire, dans lequel des hommes et des femmes en toutes leurs fragilités magnifiques cherchent à laisser des traces d’humanité. Ce film, Martin Eden, en ses emportements, ses excès, ces temps d’apnée et d’essoufflements généreux, donne en partage le sentiment d’une désespérance générale et paradoxalement celui d’une confiance réconfortante – sans quoi ce film en rupture provocatrice avec les genres établis du cinéma ne serait point.

 

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Martin Eden | Film | Pietro Marcello | IT-FR-DE 2019 | 119’ | Geneva International Film Festival 2019

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First published: November 21, 2019