Lumière!

[…] Nous devenons les spectateurs des tâtonnements de deux artisans, que Frémaux peint comme des enthousiastes se laissant emporter par la magie de leur jouet. Dans le cadre d’une rhétorique de l’innocence, l’enthousiasme est d’abord celui de Frémaux lui-même…

[…] Frémaux préfère jouer la carte de la rupture, et de la génialité des deux inventeurs. Mais il aurait été très utile, pour mieux comprendre le profil des frères Lumière, de les confronter aux autres pionniers du cinéma…

[…] En regardant les premiers courts-métrages des Lumière, on aurait presque envie de parler de home movies — ce qui fait sens par rapport à leur intention de « publiciser » la vente de leurs machines. Avec eux, c’est un cinéma comme loisir, et comme autoreprésentation des loisirs, qui naît.

Thierry Frémaux n’est pas seulement le directeur d’une des institutions contemporaines de cinéma les plus influentes, le Festival de Cannes, mais il est également le directeur de l’Institut Lumière à Lyon, où il travaille depuis sa création en 1982. Avec lui on touche, pour ainsi dire, les extrémités historiques du cinéma. Et son Lumière ! est un hommage contemporain aux inventeurs et fondateurs du cinéma, les frères Auguste et Louis Lumière ; contemporain, oui, car il montre aussi le résultat d’un long travail de restauration, lequel nous donne aujourd’hui la possibilité de redécouvrir beaucoup des films qui ont écrit l’histoire de la découverte du cinéma elle-même. Le fil rouge de Lumière ! est justement la « découverte » : la nôtre, face aux débuts du cinéma, qui se superpose à celle des frères Lumière eux-mêmes, en train de tester les potentialités de leur invention.

Bien qu’en regardant ces premiers films, on puisse être tenté de sourire devant ce qui apparaîtrait comme une attitude naïve à l’égard du tournage d’un film, Frémaux sait souligner l’aspect d’émerveillement face à une toute nouvelle grammaire de l’image qui commence à s’installer avec les frères Lumière. Nous devenons les spectateurs des tâtonnements de deux artisans, que Frémaux peint comme des enthousiastes se laissant emporter par la magie de leur jouet. Dans le cadre d’une rhétorique de l’innocence, l’enthousiasme est d’abord celui de Frémaux lui-même, qui se veut contagieux : nous sommes poussés à nous étonner des expérimentations avec le choix du cadre et la construction de la profondeur, de l’habileté à rester dans le format des 50 secondes et à gérer l’action dans un cadre fixe, ou encore des premières expérimentations avec le travelling. Lumière ! jette une lumière importante sur la naissance de la grammaire du cinéma, tout en délivrant des documents précieux de la France au tournant du siècle.

Certes, le souffle enthousiaste et émotionnel de Lumière ! nous laisse sans une vraie contextualisation historique : rien ne nous est dit sur la longue gestation du cinéma depuis les premiers panoptiques et les lanternes magiques jusqu’au fusil photographique d’Étienne-Jules Marey et à l’électrotachyscope d’Ottomar Anschütz, et le rapport avec la photographie et la peinture n’est pas thématisé, bien qu’il s’agisse ici d’éléments fondamentaux pour apprécier l’« invention » du cinéma dans une logique évolutive. Frémaux préfère jouer la carte de la rupture, et de la génialité des deux inventeurs. Mais il aurait été très utile, pour mieux comprendre le profil des frères Lumière, de les confronter aux autres pionniers du cinéma : à Georges Méliès et ses prétentions artistiques encore bloqués dans une attitude théâtrale, à Léon Gaumont et à l’esprit littéraire et esthétisant de son compagnon Louis Feuillade, aux frères Charles et Émile Pathé et à leur exploitation du cinéma comme attraction collective et, bien sûr, au grand concurrent Thomas Edison, qui en 1889 avait déjà inventé le kinétoscope.

Une telle mise en perspective aurait fait émerger, par exemple, l’intérêt majeur des Lumière pour la construction des caméras et leur vente. Ce sont ces orientations commerciales des frères lyonnais qui expliquent leur filmographie presque entièrement dédiée aux scènes de la vie quotidienne, avec une préférence pour la représentation de la vie privée, dans laquelle la famille des Lumière est pratiquement omniprésente. En regardant les premiers courts-métrages des Lumière, on aurait presque envie de parler de home movies — ce qui fait sens par rapport à leur intention de « publiciser » la vente de leurs machines. Avec eux, c’est un cinéma comme loisir, et comme autoreprésentation des loisirs, qui naît. Raconter une histoire, créer une œuvre d’art, sont des tâches cinématographiques encore lointaines.

Malgré l’absence de contextualisation historique, Lumière ! est l’occasion de plonger dans des magnifiques images en noir et blanc, qui révèlent une grande sensibilité photographique. Pour nous c’est le plaisir de l’anachronisme, du document historique, c’est la poésie que la distance historique sait nous restituer. Certes, à ce propos, le film de Frémaux aurait beaucoup bénéficié d’une réduction drastique des commentaires : sa voix off accompagne sans arrêt les images en les expliquant, jusqu’à faire des images elles-mêmes un accompagnement de son discours. Oui, il y a décidément trop de mots dans Lumière ! : c’est comme si Thierry Frémaux n’était pas sûr de la puissance des images qu’il a choisies, et avait dû leur donner un soutien constant, explicatif, descriptif. Il aurait bien fait d’avoir plus confiance dans leur force évocatrice, dans leur poésie silencieuse. Non, nous n’avons pas la possibilité d’apprécier pleinement le vertige du passé qui émane de ses films, justement, muets.

À ce propos, le choix pour la musique de Camille Saint-Saëns est certainement correct pour exprimer cette époque, mais n’est pas neutre non plus. En écartant des musiques contemporaines aux Lumière comme celles de César Franck, Claude Debussy, Gabriel Fauré ou Erik Satie (pour rester en France), Frémaux opte pour un compositeur traditionnel, bien à la mode dans les cercles bourgeois, mais désormais vu comme un conservateur dans le milieu artistique et musical. Plus que l’expérimentation artistique, encore une fois, c’est l’autoreprésentation de la société bourgeoise que nous devons souligner dans les films des frères Lumière — malgré l’insistance de Frémaux sur la découverte et l’expérimentation.

En tant qu’il alimente la mythologie de la « naissance du cinéma », Lumière ! est un film qui incarne l’esprit des frères Lumière précisément pour leur penchant pour la propagande et l’autopromotion. Au fond, c’est peut-être le film que les frères Lumière eux-mêmes auraient fait sur leur aventure. De ce point de vue, même si nous n’avons pas forcement accès à la complexité de l’histoire du cinéma, avec Lumière ! nous aurons fait l’expérience du spectateur idéal du premier cinéma : émerveillé, charmé, un peu illusionné et hypnotisé, voire capturé par le discours de son auteur, ici sans doute Thierry Frémaux, le directeur de l’Institut Lumière.

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Lumière ! | Film | Thierry Frémaux | FR 2016 | 90’

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First published: January 05, 2018