Les météorites

[…] Tel un peintre, le cinéaste multiplie les études, les attitudes croquées sur le vif, qui finalement rassemblées et mises bout à bout constitueront ce portrait de jeune fille en feu.

[…] Dans cette bulle de temps, rien ne compte plus que cet « ici et maintenant » où elle interagit avec les corps, les éléments, les forces visibles ou invisibles qui l’entourent. Ce pur présent qu’elle a l’art de convoquer, d’habiter, donne lieu à des scènes d’un naturalisme délicat.

[…] Avec un sens très sûr du cadre et de l’image, le cinéaste capte l’esprit de ces lieux, y projette un imaginaire et une mythologie rappelant parfois celle de l’Ouest américain.

« T’as 16 ans et tu crois pas à l’amour ! » s’entend reprocher la jeune Suzanne au début d’À nos amours de Maurice Pialat. Contrairement à Suzanne, Nina, 16 ans, croit à l’amour. Beaucoup trop peut-être. Et à cette importante nuance près — à laquelle s’ajoutent les trente-cinq ans qui séparent leurs naissances respectives au cinéma —, Nina et Suzanne, Zéa Duprez et Sandrine Bonnaire, sont comme deux sœurs d’âme qu’on aurait instinctivement envie de rapprocher, de faire dialoguer, tant elles attisent le feu de la jeunesse jusqu’à un point d’incandescence rarement atteint.

C’est l’été dans une région escarpée du sud de la France. Nina a renoncé à ses études. Elle travaille dans un parc à thème dédié aux dinosaures et traîne avec Alex, son meilleur ami. Un soir, alors qu’elle s’isole dans les vignes, l’adolescente est témoin de la chute d’une météorite dans la montagne. Le jour suivant, elle fait la connaissance de Morad, petit caïd passé maître dans l’art des sourires ravageurs et des menus larcins. Faisant fi des mises en garde et voyant dans la météorite l’augure d’une histoire d’amour naissante, Nina décide de se jeter à corps perdu dans cette relation tumultueuse.

Dans son premier long métrage de fiction, Romain Laguna ne lâche jamais son personnage des yeux. Nina est de chaque plan, de chaque fulgurance. Tel un peintre, le cinéaste multiplie les études, les attitudes croquées sur le vif, qui finalement rassemblées et mises bout à bout constitueront ce portrait de jeune fille en feu. Aucune volonté de prédation dans ce regard. Laguna trouve d’emblée la juste distance, le rythme qu’il faut pour ne rien brusquer. Il s’agira d’accompagner ce corps météoritique sans violence ni cupidité. D’enregistrer sa mue. D’accueillir son éclosion. Quelque chose de l’attirance amoureuse autant que de la fascination empreinte de respect transparaît ici dans la façon dont le metteur en scène tourne autour de son modèle. Zéa Duprez, en classe de terminale au moment du tournage, emplit le film de sa présence irradiante et sauvage. Tout comme Sandrine Bonnaire dans À nos amours, elle oppose à ce qui la menace un visage intrépide, un cri farouche, un insatiable appétit de vie. L’interprète et le rôle se confondent à bon escient, et au-delà de la classique bluette adolescente qui lui sert de canevas, Laguna documente ce moment fragile et fugace où une jeune femme est encore dans l’ignorance des effets qu’elle produit sur autrui — nous parlons ici de la beauté, la vraie.

Car au fond le véritable sujet de ce premier film c’est Nina, c’est Zéa. C’est ce corps. Ce visage. La palette incroyablement riche des émotions qu’on y lit. Son aisance déconcertante à se faire visage de femme, quand la seconde d’avant il appartenait encore à l’enfance. Météoritique, Nina l’est à plusieurs degrés. Dans sa manière pleine d’aplomb de débouler dans la vie des gens, d’entrer en collision avec eux. Dans la façon dont elle surgit dans le muscle du plan — le tout premier du film, où elle fait une soudaine entrée de champ et dépasse la course d’un travelling sur un pont, est à cet égard significatif. Dans cette capacité aussi à ébranler le biotope d’une séquence, à en recomposer la chimie, par la grâce de ses gestes et l’émouvante gravité qui émane de son regard. Il se passe alors quelque chose d’assez miraculeux : Nina semble s’affranchir du mouvement impulsé par le scénario pour s’inventer un moment qui n’appartient qu’à elle. Dans cette bulle de temps, rien ne compte plus que cet « ici et maintenant » où elle interagit avec les corps, les éléments, les forces visibles ou invisibles qui l’entourent. Ce pur présent qu’elle a l’art de convoquer, d’habiter, donne lieu à des scènes d’un naturalisme délicat : Nina allongée au fond d’un lac de montagne, immobile comme un mérou. Nina entamant une ronde autour d’un olivier séculaire — étrange rituel appelant une maternité fantasmée. Nina qui capture dans ses mains une minuscule grenouille, manipule un insecte, nourrit des chevaux. Nina, toujours à l’écoute d’elle-même et de ses sensations, à l’affût de son être et de son monde.

Quand elle ne se soucie pas de tisser ce lien qui l’unit à l’instant, Nina attend. Elle est de celles qui arrivent trop tôt ou trop tard, qui regardent les bus partir, et que des amants indélicats font poireauter des heures dans la fournaise de l’été. Une image récurrente campe l’adolescente désœuvrée près d’un abribus de campagne, un bout de montagne aride en arrière-plan. Qu’elle ait choisi d’élire domicile dans ce présent à contretemps n’a dès lors plus rien d’une surprise. Les horizons — scolaires, professionnels, et bientôt amoureux — sont bouchés. Les attaches — amicales, familiales — flottantes ou menacées. Ce qui tient encore, ce qui reste, c’est son enracinement viscéral, quasi chamanique, à ce territoire qui est aussi le paysage de l’enfance de Romain Laguna. Un massif rocailleux, des lacs bleus, des forêts d’une touffeur presque tropicale. Une terre primitive, un paysage d’avant les hommes et même, d’avant ces dinosaures qu’il y a très longtemps la chute d’un astéroïde a condamnés. Avec un sens très sûr du cadre et de l’image, le cinéaste capte l’esprit de ces lieux, y projette un imaginaire et une mythologie rappelant parfois celle de l’Ouest américain — ce vallon recouvert de terre ocre où Nina se donne pour la première fois à Morad, aux faux airs de désert de Mojave.

Espace mental davantage que territoire identifié — l’arrière-pays biterrois qui sert de décor à l’intrigue n’est jamais nommé — ce sud idéel est aussi le théâtre d’un onirisme distillé dans des situations convoquant des fantasmes et des peurs enfantines. Éparpillées dans le substrat naturaliste du film, ces touches de fantastique trouvent parfois difficilement leur place au côté des autres séquences — les visions nocturnes un brin trop signifiantes de Nina, peuplées de dinosaures et d’images apocalyptiques. En revanche, lorsque Laguna laisse à son écriture cinématographique le soin de générer de l’étrangeté, le film gagne en épaisseur : le choix de mettre en avant certains sons plutôt que d’autres (des cris d’oiseaux, le souffle du vent dans la végétation) et le judicieux recours au hors-champ (la scène du feu de camp où Nina se sent épiée par une présence animale), suffisent à déplacer les enjeux du film vers une zone plus ambiguë et inquiète.

L’épisode le plus saisissant de cette poétique, celui qui à lui seul justifie le visionnage du long métrage et rachète ses éventuels défauts — symptomatiques d’un premier film, donc aisément pardonnables —, est l’apparition de la météorite aux yeux de Nina. Séquence sans paroles, à la lisière du surnaturel, tenant uniquement par la beauté d’une mise en scène qui célèbre sobrement cet événement cosmique. Reviennent alors à notre mémoire d’autres moments extatiques, d’autres épiphanies de cinéma invoquant des forces transcendantes ou telluriques. On pense à la pêche miraculeuse dans Stromboli de Roberto Rossellini. On songe à l’apparition du « Rayon vert » dans le film du même nom d’Éric Rohmer. Ces paroxysmes où des forces mystérieuses viennent inciser la trame de la réalité, en déchirer l’homogénéité de surface, en troubler l’équilibre liminaire. Lorsqu’elles s’écrasent à la surface d’une planète, apprend-on dans un film pédagogique diffusé dans le parc où travaille Nina, les météorites précipitent l’extinction des espèces existantes et provoquent l’apparition d’autres formes de vie. Si le surgissement du corps céleste dans la vie de la jeune fille fait effectivement naître à sa conscience des pulsions, des désirs et des perceptions nouvelles, c’est sans aucun doute aussi au chapitre de l’enfance qu’il met fin. En percutant le territoire émotionnel de Nina, la météorite vient y déposer — pour ne pas dire y féconder, l’astre filmé dans une série de recadrage ressemble d’ailleurs à s’y méprendre à un gamète mâle — une espérance qui ouvre la voie à une possible émancipation. Comme marquée par la brûlure de cette étoile tombée du ciel, Nina porte au coin de l’œil droit une tache de vin qui évoque la trace lumineuse laissée par le bolide. Ce stigmate fait d’elle la dépositaire d’une révélation dont Romain Laguna a la belle intuition, dans les derniers instants de son film, de laisser le secret à son héroïne.

 

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Les météorites | Film | Romain Laguna | FR 2018 | 85’ | My French Film Festival 2020

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First published: February 13, 2020