La bête

[…] La transfiguration affecte non seulement les personnages mais aussi les figures récurrentes dans son cinéma, plus particulièrement la tension entre l'animé et l'inanimé, la vie et la mort ou la mécanique et l'organique.

Au milieu d'un fond vert engloutissant, dans cet espace virtuel qui abrite les possibilités infinies de l’imagerie numérique, se trouve une jeune femme. Elle est familière, on connaît bien son visage, ses manières sur le grand écran depuis des années. Il s'agit de Léa Seydoux. Ou est-ce vraiment elle ? Est-elle déjà un personnage du film qui vient de commencer ? Elle avance vers nous, prend un couteau dans ses mains. Cette voix qui lui adresse la parole, est-ce Bertrand Bonello, ou bien un cinéaste arrogant faisant partie du récit ? Tel le purgatoire, c'est ainsi que la séquence d'ouverture de La bête enferme son spectateur entre le filmique et le profilmique. Or, cet enfermement n'est que passager — le visage effrayé de l'actrice ainsi que son corps alerte finissent par pixeliser, puis se décomposer et s'envoler vers le hors-champ, pour laisser derrière un noir pur. Une purification audiovisuelle qui anticipe la purification mnémonique et émotionnelle que le récit a déjà mis en route.

...un récit protéiforme qui se déploie dans trois temporalités

Plus fidèle à son atmosphère et à ses sensations qu'aux personnages ou à la narration, l'adaptation de La bête dans la jungle de Henry James par Bertrand Bonello livre un récit protéiforme qui se déploie dans trois temporalités différentes. Un procédé narratif déjà utilisé par le cinéaste dans Zombi Child (2019), la narration trans-temporelle permet au film d'aborder des thèmes, des phénomènes et des figures dont l'origine s'inscrit dans la modernité du début du 20ème siècle ainsi que les nouvelles formes qu'ils prennent dans notre présent, et celles qu'ils pourraient prendre dans un avenir potentiel. En 2044, on fait la connaissance de Gabrielle Monnier qui cherche désespérément du travail, ses chances étant très réduites en raison de l'efficacité et de la perfection de l'intelligence artificielle. Et cerise sur le gâteau, elle éprouve un sentiment très profond et inexplicable de catastrophe, comme si quelque chose de terrible allait lui arriver. La solution ? Se débarrasser de ses affects à travers un voyage dans ses vies intérieures et purifier son ADN des traumatismes qui y sont ancrés. Le premier arrêt de ce voyage est l'année 1910, où la crue de la Seine a frappé toute la population de Paris. C'est également dans cette partie que Bonello se rapproche davantage de l'atmosphère que James a dépeinte — sauf que l’on n'est pas à Londres, et ce sont Gabrielle et Louis, pas John Marcher et May Bartram, qui connaissent des retrouvailles inattendues.

Pour son héroïne, Bonello choisit le métier de pianiste, invitant ainsi la musique et l'âme d'Arnold Schönberg, qui est sans doute l'un des noms les plus influents dans ses inspirations créatives actuelles. Ainsi, les photographies de la ville inondée qu'il insère dans le film sont accompagnées par les notes lyriques de La nuit transfigurée (Verklärte Nacht, 1899). La transfiguration, thème clé du spectacle que le cinéaste a conçu pour la Philharmonie de Paris l'année dernière, se manifeste comme leitmotiv du film : elle affecte non seulement les personnages mais aussi les figures récurrentes dans son cinéma, plus particulièrement la tension entre l'animé et l'inanimé, la vie et la mort ou la mécanique et l'organique. De Léa dans L'Apollonide : Souvenirs de la maison close (2011), qui prétend être une automate, au mort-vivant Clarvius Narcisse dans Zombi Child, ainsi que les Barbie et les Ken de Coma (2022) — le cinéma de Bertrand Bonello est habité par ces êtres dont l'essence se trouve au sein de ces dualités, et La bête ne fait pas exception. Alors que les poupées que le mari de Gabrielle fabrique ne sont que des jouets, la poupée Kelly en 2044 est l'incarnation de l'intelligence artificielle. Ainsi s'opère une transfiguration des figures de la modernité vers celles de la cybermodernité, qui découle de la transfiguration des sensibilités, des affectes mais aussi des angoisses. La manière dont ces angoisses font irruption dans la réalité est également assujettie à la transfiguration : tantôt c'est à travers une catastrophe naturelle incontrôlable – déluge ou séisme – tantôt c'est par le moyen d'un virus qui envahit l'écran de l'ordinateur.

La bête… tend vers un avenir proche dans un monde vide et stérile où les affects sont perçus comme étant inconvénients

Bertrand Bonello est un cinéaste qui a toujours su capturer avec brio le zeitgeist. Bien avant La bête, ce fameux sentiment, cette anticipation de quelque chose de terrible qui va inévitablement avoir lieu, était déjà présent dans son œuvre. De manière assez intuitive, le récit de Nocturama (2016) avait, pour le meilleur ou pour le pire, absorbé l'état d'âme de la société française au même moment où celle-ci était dévastée par les événements du Bataclan et de Charlie Hebdo. Quant à Coma, un film angoissé, frustré, fiévreux et en plein délire — c'était comme si le film lui-même était contaminé par la COVID. La bête, pour sa part, tout en restant ancré dans le passé et le présent, tend vers un avenir proche, plausible mais incertain, dans un monde vide et stérile où les affects sont perçus comme étant inconvénients.

Parmi les trois temporalités du film, on se sent effectivement plus proche du récit de 2014, puisqu’il s’agit d’un temps que l'on a déjà vécu et connu — c'est aussi la partie où le cinéaste maîtrise mieux les sentiments qu'il cherche à provoquer chez le spectateur. En 2014, on retrouve de nouveau Gabrielle, cette fois-ci en Californie, aspirant à devenir actrice. Elle habite dans une somptueuse villa dont elle assure le gardiennage. Quant à Louis, il est loin du jeune aristocrate qu'on a vu dans la première partie : il est ici un incel désespéré qui parle continuellement de ses frustrations envers les femmes et son célibat dans des vidéos qu'il poste sur YouTube. Le personnage de référence est Elliot Rodger, un homme de 22 ans qui a commis une tuerie de masse la même année en Californie – et Bonello va jusqu'à faire prononcer à son personnage le même monologue que Rodger a filmé avant la fusillade.

La bête est profondément plongée dans le domaine lynchien

Les actrices aspirantes, le ressenti de l'inquiétante étrangeté cachée derrière le soleil lumineux de la Californie, des espaces liminaux entre la réalité et le rêve : La bête est profondément plongée dans le domaine lynchien, plus particulièrement dans l'ambiance de Mulholland Drive (2001) et Inland Empire (2006) (et impossible de ne pas retrouver les réminiscences de Laura Palmer dans le cri ultime et le visage difforme de Gabrielle). Alors qu'on pouvait voir un clin d'œil direct à Rabbits (2002) dans Coma, l'influence de David Lynch dans La bête est beaucoup plus subtile et diffuse. Son influence se manifeste dans les pressentiments, les impressions, tant chez le spectateur que celles que Gabrielle éprouve face à Louis. La question de la mémoire et de l'oubli prend progressivement de l'ampleur dans le film, alors que Gabrielle de 2044 s'approche à la fin de son voyage mnémonique. À la manière des pixels qui s'effacent dans la scène d'ouverture, le cinéaste semble relier les propriétés d'image au travail de mémoire. Lorsque Gabrielle résiste à l'effacement de ses souvenirs antérieurs, l'image devient saccadée : les scènes commencent à se répéter, à tourner en boucle. Le ton de film bascule aussi vers le mélodrame, comme une résistance à l'effacement des affects, en les multipliant.

Mais que réserve le sort tragique de ces deux âmes ; les choix qu'ils doivent faire entre se souvenir de l'amour au risque de souffrir ou tout oublier en plongeant dans un engourdissement mental ? Plus précisément, qu'apportent ces choix ? C'est la chanson « Evergreen » de Roy Orbison qui incarne les deux possibilités que la fin offre. Evergreen : c'est une mémoire brisée, avec un amour toujours vert mais inachevé, qui tourne en boucle. Evergreen aussi, une mémoire comme ce fond vert propre à l'imagerie numérique qui engouffre toute la réalité, laissant aucun sentiment ni affect derrière — un vide, sous la guise des possibilités infinies, alors que rien n'y est possible.

 

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La bête | Film | Bertrand Bonello | FR-CAN 2023 | 146’ | CH-Distribution: Sister Distribution

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First published: February 15, 2024