Il buco

[…] En vérité, le cinéma de Frammartino n’aspire qu’à se dépouiller des oripeaux de l’Histoire.

[…] S’élabore un cinéma à la fois total, par sa force immersive, et lacunaire, comme toute représentation.

Text: Emilien Gür

Coïncidences

Dans un entretien accordé à Rachel Rosen lors du NYFF, Michelangelo Frammartino signale une coïncidence qui n’aurait pas pu le laisser indifférent : en 1895, les frères Lumière filment l’arrivée d’un train en gare de La Ciotat ; la même année, toujours en France, Edouard-Alfred Martel fonde la Société spéléologique. Les liens entre cinéma et spéléologie ne s’arrêtent pas là.

En 1961, un groupe de spéléologues entreprend l’exploration d’une grotte en Calabre, dans le Pollino. La même année, avec la sortie de Banditi a Orgosolo, Vittorio De Setta met un terme à sa série de courts métrages documentaires tournés dans les régions rurales du Sud de l’Italie. Spéléologie et cinéma se croisent à nouveau : dans les deux cas, il s’agit de plonger littéralement au cœur de la Calabre pour en proposer un relevé de données sensibles. Une même volonté d’aller au fond des choses unit la démarche du groupe de spéléologues et celle du cinéaste palermitain.

En 2021, Michelangelo Frammartino reconduit ce geste avec Il buco, œuvre inclassable aux faux airs de fiction historique.

Un cinéma du réel

Ce qui étonne : pourquoi s’être entêté à reconstruire – et avec quel soin – les circonstances de l’expédition spéléologique de 1961 ?

Conseil amical aux spectateurs : plongez dans l’œuvre comme les spéléologues au fond de la grotte ; hâtez-vous de dépasser le premier niveau souterrain, énième illustration de quelques évidences bien connues de tous ceux qui savent deux ou trois choses de l’Italie (le contraste entre les cultures du Nord et du Sud, la modernité urbaine et l’archaïsme rural, etc.). En vérité, le cinéma de Frammartino n’aspire qu’à se dépouiller des oripeaux de l’Histoire.

Le cinéaste construit son film comme les spéléologues préparent leur expédition. Le dispositif de reconstitution historique mis en place par le cinéaste reflète celui échafaudé par les spéléologues pour descendre dans la grotte. Tous deux sont lourds, coûteux, encombrants, mais permettent en définitive d’accéder au réel. En marge de la reconstitution historique se déploie le territoire infini de la poésie.

Une poétique des gestes

Comme le dit Frammartino lui-même, ce sont les corps des spéléologues qui, par leurs mouvements, construisent l’espace de la grotte. Au gré des inclinaisons de leurs têtes, les lampes frontales dévoilent certains pans de la cavité. S’élabore un cinéma à la fois total, par sa force immersive, et lacunaire, comme toute représentation.

Quelqu’un disait de la poésie qu’elle tend notre attention au maximum. Cela me paraît rendre justice à la démarche de Frammartino, qui tend au maximum notre attention sur l’espace fragile de la grotte, les gestes de ces spéléologues qui sont en réalité des danseurs, et le visage d’un pasteur qui dans sa cabane se meurt.

Voilà tout : ce silence, ces gestes.
Le mystère du vivant.

Quelques fragments

Fiat lux 
Feuilles de magazine enflammées que l’on jette comme des offrandes pour faire advenir (avec quelle modestie) un peu de lumière dans les ténèbres.

Tension
Deux spéléologues devenus footballeurs se livrent à quelques échanges de balle par-dessus la cavité. Contraste entre la désinvolture des joueurs (la grâce de leurs jambes qui quittent et reviennent au sol) et la gravité inquiétante du trou. Provocation des forces obscures de la Terre : à tout moment, le ballon pourrait disparaître dans les abîmes. Tension non pas narrative (les plus beaux moments d’Il buco s’arrachent à la fois des prises de l’Histoire et du récit), mais poétique.

In fines orbis
Arrivés au fond de la grotte, deux spéléologues réalisent que leur expédition touche à sa fin. Pour le signifier, l’un des deux hommes adresse à son compagnon un geste de la main (trajectoire de celle-ci, coupe horizontale à travers l’espace). Constat qui se passe de mots, ne veut pas s’embarrasser du langage.

Tracé 
Allers-retours de la main entre l’encrier et la feuille de papier sur laquelle, à l’aide d’une plume, se dessinent les contours de la grotte explorée. Travail laborieux aux maintes interruptions qu’un cri surgi de nulle part arrête pour de bon.

 

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Info

Il buco | Film | Michelangelo Frammartino | IT-FR-DE 2021 | 93’ | L’immagine e la parola – Locarno Film Festival 2022

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First published: April 28, 2022