Film catastrophe

[…] Et c’est justement dans le surcroît d’images saisies par la boulimie des appareils numériques (utilisés par Jean-Luc Godard pour la première fois pour «Film socialisme») que Paul Grivas s’est abreuvé pour tisser un dialogue avec le maître et oncle.

[…] En se concentrant sur le making-of et ses accidents, en incluant ce making-of dans l’événement catastrophique qui suit la production du film, Grivas semble faire respirer «Film socialisme» dans son essence la plus propre, la catastrophe.

C’est Orson Welles qui le premier s’en chargea systématiquement, puis la tâche a serpenté dans toute l’histoire du cinéma : montrer le lien intime entre décadence de(s valeurs de) l’Occident et déconstruction des moyens du cinéma. Un double destin qui se noue autour de la gloire et de l’implosion du spectacle, en tant qu’entreprise totalitaire de la modernité. Film catastrophe de Paul Grivas vise la dimension ultime de cette tâche, au moins dans la mesure où il s’intègre à, et prolonge, Film socialisme (2010) de Jean-Luc Godard — ce dernier avait déjà pour ambition de voir la fin du cinéma « de l’extérieur », du point de vue de la vidéo et des moyens numériques. Si les rushes d’un film s’exposent physiquement à toute sorte d’accidents, le matériau numérique intègre les accidents du tournage avec une facilité inégalée. Et c’est justement dans le surcroît d’images saisies par la boulimie des appareils numériques (utilisés par Jean-Luc Godard pour la première fois pour Film socialisme) que Paul Grivas s’est abreuvé pour tisser un dialogue avec le maître et oncle.

Oui, maître et oncle, une double relation qui recèle déjà l’accident : on choisit ses maîtres, non pas ses oncles… Mais ce n’est pas un privilège si particulier que d’être le neveu de Godard. À part la pression d’une confrontation constante et inévitable, il faut savoir que le vieux maître aime, certes, collaborer pendant le processus matériel de création du film, mais tout en gardant toujours pour lui les raisons artistiques de ses choix. Il collabore volontiers avec les mains, non tant avec l’esprit, qui semble plutôt en dialogue avec l’Histoire, les livres, les philosophes, les images. Mais, au fond, une certaine inaccessibilité du discours de Godard — par manque de dialogue ou excès de références — fait également partie intégrante de sa réflexion sur la décadence de l’Occident, sur sa catastrophe annoncée.

A posteriori, il s’agit effectivement bien d’une catastrophe annoncée, celle du Costa Concordia en 2012. Seulement un peu plus de deux ans auparavant, sur le même bateau, Godard et Grivas filment le calme désastre du néocapitalisme consumériste et spectaculaire et prédisent sa ruine encore plus spectaculaire, par un accident qui est trop parlant pour être un « simple » accident. Si Film socialisme est capable, a posteriori, de donner une signification historico-globale à l’« erreur » de Monsieur Schettino, Film catastrophe sait parfaitement valoriser la forme ouverte du processus de création de Film socialisme. En se concentrant sur le making-of et ses accidents, en incluant ce making-of dans l’événement catastrophique qui suit la production du film, Grivas semble faire respirer Film socialisme dans son essence la plus propre, la catastrophe. Non seulement Film catastrophe est donc bien à la hauteur de l’œuvre de Godard, mais il semble aussi la prolonger dans ses caractères typiques : l’accident, la déviation, l’ironie, qui frôle souvent l’humour.

À travers un montage qui fragmente et unit à la fois — aussi les images des sons, les images avec les sons — nous trouverons une énorme quantité d’éléments qui appellent à la réflexion : y a-t-il un spectacle qui met en scène Godard lui-même à l’intérieur du spectacle que constitue le bateau de croisière ? Y a-t-il, dans l’anonymat des acteurs qui peuvent se camoufler en passagers (Patti Smith inclue !) grâce au tournage vidéo, le destin de la démocratisation numérique de la production d’images, où créateurs et auteurs se réduisent au statut de consommateurs de services et outils de production (caméras comprises) ? Comment allons-nous nous approprier des images du film que Paul Grivas, en parfaite cohérence avec son propos filmique, veut mettre en libre accès sur le web ? Comment interpréter le dialogue maladroit au sujet de l’agent russe Olga Vladimirovna qui revient ponctuellement dans Film catastrophe, et en constitue presque le seul fil rouge narratif dans un montage qui souligne la fragmentation sans pour autant exploiter l’interruption violente (se distinguant en cela du style de Godard) ?

Je termine la discussion d’un film qui se prête à de passionnantes réflexions avec ce qui me semble être la catastrophe qui accidente son parcours apparemment erratique : le retour de la catastrophe du Costa Concordia en 2012, vers la fin du film, après qu’elle eut été annoncée de façon factuelle (voire journalistique) à son début. Il s’agit ici d’une véritable catastrophé, au sens grec du terme, qui propose une solution et une orientation finale à l’ensemble du film. Car les images de la catastrophe tournées par les téléphones portables des passagers du bateau reviennent dans un tourbillon qui ressemble à un feu d’artifice et exprime l’explosive atmosphère émotive de la catastrophe de 2012. Elles sont anticipées par l’image, dans Film socialisme, de la jeune fille qui frappe à l’aveugle sur une vitre du bateau, comme pour éprouver la limite de la caméra, son objectif (ses objectifs…), et au bord de l’écran qui alors s’enflamme dans une séquence (justement) subliminale. Il s’agit d’une césure de Film catastrophe, d’une interruption de la catastrophe, d’une catastrophe dans la catastrophe, qui dramatise la relation entre l’accident de 2012 et le film de 2010. Maintenant la question est : quelles sont la signification et la portée d’une telle dramatisation ? Ne serait-ce pas l’essence du catastrophique et de l’accidentel que de s’articuler (nécessairement) dans une pluralité des catastrophes et des accidents, de ne pas s’organiser autour d’une catastrophe majeure, d’un accident majeur ? Au fond, avec cette question insolente, je reviens simplement à une dimension plurielle de l’accidentel et du catastrophique qu’on pourrait qualifier de… « socialiste ». Rien de plus qu’une appropriation de Grivas qui s’approprie de Godard.

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Film catastrophe | Film | Paul Grivas | FR 2018 | 55’ | Art Basel Film Programme

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First published: June 18, 2019