Entre perro y lobo

[…] Oui, ce ne sont pas Estebita, Alberto ou Miguel en train de lutter contre un ennemi invisible, lequel ressemble de plus en plus à la nature qui les efface progressivement, ce sont plutôt leurs croyances, inoxydables dans les mots, et bien fissurées dans leur regards perdus.

[…] À travers les trois différentes facettes d’un même Don Quichotte mélancolique, «Entre perro y lobo» avance par un tâtonnement qui sait parfaitement exprimer la complicité tragique entre illusion et désillusion.

GIUSEPPE DI SALVATORE:

Je vais parcourir le deuxième film d’Irene Gutiérrez à l’envers, en partant de sa dernière partie. Une partie documentaire, informative : la réalisatrice espagnole qui a été étudiante à l’École de cinéma de San Antonio de les Baños, à Cuba, se penche sur les vétérans des guerres révolutionnaires – notamment en Angola – pour en faire sortir la fierté et le malaise ensemble. Par un travail maïeutique qui n’a certainement pas été facile, il s’agit de dénoncer l’abandon de ces combattants par l’État, qui les a noyés de médailles sans par contre être capable d’en soigner les besoins primaires. Jusque-là, il ne s’agirait que d’une dénonciation, certes importante, mais dont on ne comprendrait pas la nécessité cinématographique si cette partie du film n’était pas anticipée par une heure de cinéma pur, où la dimension informative est entièrement engloutie par une véritable expérience immersive.

Oui, l’immersion dans la végétation de la Sierra Maestra est la note obsessive d’Entre perro y lobo. Même si la caméra colle littéralement aux corps d’Estebita, Alberto et Miguel, la forêt semble toujours l’emporter sur la personnalité des trois vétérans. Eux-mêmes se livrent avec l’expertise du métier au feuillage luxuriant, en jouant de leurs camouflages de guérilleros. Nous les voyons s’entrainer pour des futurs combats dont on soupçonne l’improbabilité. La mise en scène démonstrative des techniques de combat apparaît également improbable dans leurs corps éprouvés par la vie. Malgré ces apparences, par contre, l’authenticité de leurs évolutions ne vacille jamais, tout animée qu’elle est par leur credo révolutionnaire intact. Assis dans le fauteuil, notre regard pourrait quelque fois ressentir le fanatisme de l’idéologie ; mais l’humanité que le film ne cesse de leur restituer, faite également d’hésitations et questionnements, nous permet de savoir évaluer la complexité de leur croyance. « Révolution ou mort », et les quelques formules communistes qui sonnent dramatiquement inactuelles, sont des expressions qui sauront nous arriver dans toute la dignité d’une croyance bien intentionnée. Oui, ce ne sont pas Estebita, Alberto ou Miguel en train de lutter contre un ennemi invisible, lequel ressemble de plus en plus à la nature qui les efface progressivement, ce sont plutôt leurs croyances, inoxydables dans les mots, et bien fissurées dans leur regards perdus.

On apprend à lire les différences d’attitude entre les trois protagonistes, qui représentent trois degrés de désenchantement ou de résistance ; mais il s’agit au fond de trois versions d’un seul inévitable égarement. À travers les trois différentes facettes d’un même Don Quichotte mélancolique, Entre perro y lobo avance par un tâtonnement qui sait parfaitement exprimer la complicité tragique entre illusion et désillusion. La nature qui engloutit les combattants – et avec elle le magnifique tissu sonore qui structure le film et nous emporte – finit par coïncider avec le poids de l’Histoire elle-même, laquelle rend leur entêtement caprice, caprice d’une errance presque métaphysique. Par ce biais, la forêt semble alors perdre sa cohérence réelle et devenir le théâtre d’un parcours halluciné, fictionnel : un film dans le film. Oui, car Estebita, Alberto et Miguel imaginent, projettent et surtout rappellent. Leurs chorégraphies de guérilleros sont moins performances que re-enactement, ré-agencements d’une mémoire glorieuse et douloureuse à la fois. L’Angola est ensemble passé et présent, un film d’antan, un film dans la tête.

Voilà le bagage existentiel avec lequel nous arrivons à la dernière partie du film. Les informations et les dénonciations auront donc une toute autre saveur, dont seulement l’expérience de cinéma est capable et responsable. On comprendra ainsi la complexe réalité des vétérans réunis à discuter de leur situation, on comprendra toutes les nuances qui se trouvent entre célébration et plainte, on comprendra l’hésitation dans leurs yeux en même temps croyants et perdus. Et voilà le voyage cinématographique qui rétrospectivement réinvestit les « documents » filmiques de l’Angola qui ouvrent Entre perro y lobo. Revenant à plusieurs reprises pendant le récit dans la forêt, nous pourrons mesurer l’évolution de notre perception, où le réel sera de plus en plus mêlé au fictionnel. C’est le fictionnel bien réel de l’idéologie, de la croyance, de la mémoire du combat, de sa gloire… Le fictionnel de la révolution, ensemble avec ses blessures fort réelles.

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EMILIEN GÜR:

Entre perro y lobo parle de vétérans cubains qui essaient de trouver leur chemin suite aux soubresauts de la Révolution à l’aide d’une carte qui ne leur donne plus de repères (celle offerte par le récit révolutionnaire, condensé par les images inaugurales du film : ce cœur d’enfants qui chantent l’unité et l’espoir alors que l’heure est à la solitude et au désenchantement). La crise post-révolutionnaire est donc crise du récit. Le jour de la victoire, celui-ci révèle ses lacunes et ne parvient plus à donner l’illusion de structurer le réel. À quoi bon ressasser alors l’imaginaire des lendemains qui chantent ? Il ne s’agit pas pour autant de jeter le bébé révolutionnaire avec l’eau du bain que serait sa mise en récit. Le geste de la cinéaste est de proposer de nouvelles coordonnées pour déchiffrer le temps de l’après-révolution. Elle commence par attirer notre attention sur ce que le récit révolutionnaire, avant même de finir, occultait : les forces non humaines qui participent à l’écriture de l’Histoire. Elle nous donne la perspective de la jungle, dans laquelle les vétérans semblent condamnés à errer sans fin.

Une image condense l’entremêlement des perspectives humaines et non humaines qui donne au film sa hauteur de vue. Au début, on ne distingue rien, sinon un mouvement à travers un amas de végétation, filmé en plan rapproché. C’est un pur mouvement, dont on ignore la cause et l’origine : impossible de déterminer ce qui anime le feuillage. Puis l’on perçoit une masse obscure, frappée d’une indétermination ontologique. Aucun indice ne permet d’estimer s’il s’agit d’un être humain ou d’un animal. Après un certain temps, je reconnais une paire d’yeux, la silhouette d’un homme tapis sous le feuillage, un soldat qui se camoufle. Ce plan, qui bouleverse constamment ma perception, donne à voir le processus d’individuation par lequel une technique culturelle, le camouflage, prend forme. La reconnaissance de cet artifice repose sur le partage entre nature et culture : pour se faire buisson, il faut d’abord s’en distinguer. Fondée sur une ontologie binaire (d’un côté l’humain, de l’autre la nature), la technique culturelle du camouflage a ceci de particulier de fusionner les deux pôles qu’elle distingue en premier lieu, de la même manière que le trompe-l’œil repose sur la dichotomie entre réalité et illusion pour procéder à leur confusion. La caméra d’Irene Gutiérrez lit le processus à l’envers : elle part d’une indétermination ontologique entre humain et non humain pour monter comment le camouflage a besoin de les distinguer pour les confondre. Elle s’attache à la matérialité du processus à partir duquel la dichotomie s’opère. Elle montre ce qui précède l’avènement du discours, l’invention des catégories. Elle souligne l’arbitraire qui fonde toute culture.

 Le récit révolutionnaire est ainsi rattrapé par son refoulé, Gaïa, l’environnement avec lequel interagissent les Terrestres, grand exclu de tous les mythes de la modernité. L’histoire humaine est resituée dans son interdépendance avec une multitude d’acteurs non humains. L’illusion de son autonomie est balayée d’un revers de la main. L’ère post-révolutionnaire n’est pas seulement la découverte du leurre contenu en germe dans tout récit (la clôture du discours ne trouve jamais de pendant dans le réel), mais aussi celle du constat fracassant que nous n’avons jamais été modernes. On doit alors réinventer ses repères en rampant dans la boue, en s’immergeant dans le cours des fleuves, en s’abandonnant aux puissances d’un espace qui n’avait jamais été cartographié. Voilà peut-être le sens de la quête des vétérans cubains : sortir de l’anthropocentrisme, désapprendre l’ontologie binaire qui les avait jusqu’à présent guidés. La forêt n’est pas cet autre que l’on appelait autrefois la nature. Comme nous, au même titre que tout Terrestre, elle compose Gaïa. Il n’y aura pas de révolution sans écologie. 

  

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Entre perro y lobo | Film | Irene Gutiérrez Torres | ES-CUB-COL 2020 | 75’ | Black Movie Genève 2021

Prix du Jury at Black Movie Genève 2021

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First published: February 04, 2021