Drive My Car

[…] Ces va-et-vient constants de la réalité vers la fiction, du quotidien de Kafuku vers la pièce de Tchekhov (ou inversement), agissent comme des courants et des contre-courants qui travaillent de l’intérieur la totalité extraordinairement dense et complexe de « Drive My Car ».

[…] L’habitacle de la Saab de Kafuku possède cette qualité qui vaut pour le long métrage tout entier : il est accueillant, inspire la confiance, et ses passagers s’y sentent suffisamment à l’aise pour tomber les masques et abandonner les postures. Du reste, il est probable qu’une automobile n’ait plus été aussi bien filmée depuis « Hana-bi », de Takeshi Kitano.

À contre-jour, dans une lumière indécise, crépusculaire, la silhouette d’une femme nue nous fait face. L’érotisme un peu vague qui émane de cette configuration avait déjà engendré une image troublante dans le vénéneux Burning, de Lee Chang-Dong, il y a trois ans. Ryūsuke Hamaguchi la redéploie ici en ouverture de son film, y adjoignant cette fois la parole – lascive, énigmatique – qui en intensifie encore plus nettement le magnétisme. Ce n’est pas la seule affinité que son long-métrage partage avec celui de son homologue coréen. Outre le fait que ces films, sélectionnés à Cannes en leurs temps respectifs, auraient mérité la Palme d’or – Drive My Car ayant reçu le Prix du scénario, mais c’est loin d’être l’unique domaine dans lequel il excelle –, ils portent tous deux la marque d’une vision cinématographique ambitieuse qui procède par glissements, transformations et décadrages permanents des motifs développés. Films-serpents opérant de façon aussi discrète qu’implacable leurs mues au cœur de dispositifs classiques en apparence, ils n’ont de cesse de circonvoluer autour d’un noyau de matière sombre – les ressources et les ressorts de l’âme humaine – tout en cheminant constamment vers une forme d’épure formelle, de grâce non feinte. Les deux œuvres s’amarrent enfin au même imaginaire, celui des nouvelles de l’écrivain japonais Haruki Murakami, dont ils sont moins les adaptations scrupuleuses que les reflets rebelles et éblouissants.

Si fidélité il y a de la part d’Hamaguchi envers une œuvre littéraire, ce serait davantage à celle d’Anton Tchekhov, et plus précisément au texte d’Oncle Vania, dont il use dans Drive My Car comme d’un instrument de forage, pour atteindre à la structure profonde et intime de chaque situation. Tchekhov, sous la protection duquel d’autres grands réalisateurs contemporains – de Nuri Bilge Ceylan à Andreï Zviaguintsev – ont choisi de placer une part non négligeable de leurs univers ; le dramaturge russe ayant creusé bien avant eux les mêmes questions intemporelles sur l’existence, la mort ou le passé qui ne passe pas.

Cette femme cachée dans l’ombre du plan inaugural, c’est Oto, scénariste de télévision mariée à Kafuku, comédien et dramaturge qui prépare une adaptation multilingue d’Oncle Vania. Ni la perte de leur enfant unique dix-huit ans plus tôt, ni le fait qu’Oto ait un jeune amant – ce que Kafuku découvre mais décide de garder pour lui – ne semble pouvoir entamer leur amour et leur désir réciproque. Mais un soir, brutalement, Oto meurt, laissant pour toute trace le son de sa voix enregistrée sur les cassettes que Kafuku a pris l’habitude d’écouter quand il est au volant de sa voiture, afin de se familiariser avec le texte qu’il doit jouer et mettre en scène.

Le théâtre de la vie

Drive My Car est un film qui monte en puissance progressivement. Il accumule, au fil des séquences, des niveaux de sens et de narration qui s’additionnent sans que jamais la lisibilité de l’ensemble ne soit prise en défaut. La pièce de Tchekhov y prédomine à la fois comme un sous-texte inconscient, une ligne de basse émotionnelle et, lorsqu’elle est dite, répétée puis jouée sur les planches, une sorte de chambre noire révélant les images latentes qui hantent les personnages. Mais le film peut aussi bien se voir à travers d’autres prismes. Celui des histoires que raconte Oto quand elle fait l’amour par exemple, ou du schéma classique de rivalité masculine qui semble se mettre en place entre Kafuku et Takatsuki, jeune premier de série TV et dernier amant d’Oto avant qu’elle ne succombe.

J’évoquais la chambre noire, il faudrait aussi parler de chambre d’écho à propos de la place que prend Oncle Vania et les histoires imaginées par Oto dans l’univers diégétique et symbolique du film. Du seul point de vue de l’intégration d’une intrigue au sein d’une autre intrigue, le long métrage d’Hamaguchi est un exercice de fluidité admirable, un numéro de funambule virtuose qui évolue sur un fil où la précision et le sens du rythme font loi. Ainsi, par un effet spéculaire parfois retors, souvent tragique, ce que vit et ressent Kafuku trouve sa réplique dans le texte qu’il travaille à bord de sa voiture – texte qui entre à son tour en résonance avec la suite des événements. Tourmenté par l’infidélité de sa femme, Kafuku fait croire à cette dernière qu’il consacre sa journée à diriger des ateliers, alors qu’en vérité il conduit sa Saab 900 au hasard des rues de Tokyo, interagissant avec la pièce de Tchekhov qu’il écoute en boucle sur la cassette. Le texte dit par la voix d’Oto, semble alors ironiquement l’interroger : « Elle lui est fidèle ? / Hélas, oui / Pourquoi hélas ? / Parce que cette fidélité est fausse d’un bout à l’autre. » Puis, à un feu rouge : « Ma vie est perdue, sans retour […] Plus de passé, il est bêtement consumé en niaiseries. Et le présent est horrible, inepte. » Le point de porosité le plus haut est atteint lorsque Kafuku stationne le véhicule dans son garage, et s’apprête à retrouver sa femme – non sans redouter les choses qu’elle a annoncé vouloir lui confesser. Récitant Vania, Kafuku lance : « Sonia, si tu savais comme je suis triste. Si tu savais comme cela m’est pénible », puis la voix d’Oto/Sonia de lui répondre : « Il faut vivre […] Nous supporterons les épreuves que nous enverra le destin. » La tirade de Sonia est longue. Kafuku l’écoute jusqu’au bout, en mettant quelques gouttes ophtalmiques dans son œil gauche – cet œil brûlé par la vision de l’adultère – pour traiter un glaucome fraîchement diagnostiqué – tout sauf une coïncidence. Et à l’instant où la réplique sur termine – « Au-delà du tombeau, nous dirons ô combien nous avons souffert, ô combien nous avons pleuré » – une larme de collyre se met à rouler sur la joue du mari bafoué : les puissances du faux sont convoquées pour mettre à nu, par le truchement spontané d’une théâtralisation de la vie, l’état d’âme de Kafuku, une vérité essentielle de son existence.

Un grain de sable dans la mécanique

Ces va-et-vient constants de la réalité vers la fiction, du quotidien de Kafuku vers la pièce de Tchekhov (ou inversement), agissent comme des courants et des contre-courants qui travaillent de l’intérieur la totalité extraordinairement dense et complexe de Drive My Car. Les histoires, qu’elles soient vécues ou imaginées, rapprochent ici les êtres, les apaisent, les aident à surmonter les épreuves. Elles sont la condition du désir, comme dans le couple formé par Oto et Kafuku, dont l’amour (pas que physique) est alimenté par une parole qu’ils échangent, qu’ils font circuler, devenant à tour de rôle l’émetteur d’une histoire, puis son récepteur. Oto narre la sienne à Kafuku pendant l’acte sexuel, puis l’oublie aussitôt. Ce dernier est là pour la lui rappeler le lendemain matin. Les histoires enregistrées par Oto pour son époux procèdent de cette même mécanique de la parole et de l’écoute. Mais cette mécanique – dont la finalité est la création d’un récit commun – est doublement enrayée par l’infidélité puis la disparition d’Oto. Leur histoire commune ne « passe » plus. Le disque est « rayé », inaudible, bloqué sur le sillon douloureux de l’adultère, à l’image du disque vinyle plusieurs fois montré par le cinéaste. Abandonné par cette voix nourricière, et donc désormais incapable d’écoute, Kafuku est comme paralysé. Alors qu’il interprète Vania, c’est une autre mécanique – celle de son jeu – qui se détraque. Un accès de panique l’empêche d’aller au bout de son interprétation, le laissant mal en point et prostré dans l’ombre de la coulisse.

Or la mécanique est précisément ce à quoi répond l’état d’être de Kafuku. C’est son credo en tant qu’homme, et sa méthode en tant que metteur en scène de théâtre. Dans ses Notes sur le cinématographe, Robert Bresson pressent que « c’est d’une mécanique que naîtra l’émotion. » Dans la seconde et plus vaste partie du film, Kafuku – et, peut-on s’autoriser à penser, Hamaguchi – expose une méthode de travail très bressonienne basée sur l’imprégnation de l’esprit et du corps de ses comédiens par le texte, à force de le lire en groupe et de le dire machinalement, sans intention ni pathos, de façon presque automatique. S’approcher au plus près de la matérialité des mots, de leur musicalité, du pouvoir qu’ils ont de générer des gestes, des expressions ou du silence, de l’écoute, de l’inconnu, pour ensuite être apte à les questionner, à les comprendre, à les partager avec d’autres âmes, sur les planches d’un théâtre. Cette approche physique et collégiale du texte – accentuée par le fait que Kafuku constitue ses troupes en mêlant artistes japonais et étrangers, chacun interprétant son rôle dans sa langue natale – est la condition même de son appropriation par les acteurs, qui doivent, pour que la mécanique puisse complètement s’effacer derrière l’incarnation, se donner entièrement à lui.

Rédemption

Si, deux ans après la mort de son épouse, Kafuku s’est exilé provisoirement à Hiroshima – ville de la mémoire et de résilience par excellence – où un festival l’invite à monter une nouvelle version d’Oncle Vania, c’est aussi, peut-on le croire, pour se laisser une chance de réparer la mécanique enrayée, de jouer jusqu’au bout cette partition dictée par la voix d’Oto, et de se réapproprier sa propre histoire. Mais faut-il pouvoir encore redevenir celui qui écoute et qui émet. Cela se produit lentement, au gré de longues séquences de répétition où, joli paradoxe, la personne qui semble le mieux entendre sa logique est une actrice sourde-muette. Au gré surtout des lents trajets qu’il partage avec la farouche et taciturne Misaki, sa chauffeuse attitrée pendant la durée du festival. Un violent choc émotionnel ayant conduit cette dernière à poser ses valises dans la ville bombardée, Kafuku découvre chez Misaki une histoire qui fait écho à la sienne, et qu’il est peut-être le mieux à même de comprendre. Les deux vont mutuellement s’apprivoiser avant d’entreprendre un voyage rédempteur vers les neiges autrefois traumatiques d’Hokkaidō – Misaki y a perdu sa mère –, mettant ainsi un terme au diallèle des culpabilités.   

Il faut parler ici de cette merveilleuse idée de faire d’une Saab 900 Turbo rouge vif – objet roulant non identifié dans l’austère parc automobile japonais – le véhicule de l’émotion, l’instrument d’une partition jouée à quatre mains dont le film dévoile l’exécution, des laborieux débuts jusqu’au final grandiose. Ceux qui ont déjà vécu un trajet en voiture au côté d’une personne inconnue auront noté que l’expérience d’un horizon partagé, d’un repos du corps momentané, encourage à se laisser aller plus facilement à la confidence. L’habitacle de la Saab de Kafuku possède cette qualité qui vaut pour le long métrage tout entier : il est accueillant, inspire la confiance, et ses passagers s’y sentent suffisamment à l’aise pour tomber les masques et abandonner les postures. Du reste, il est probable qu’une automobile n’ait plus été aussi bien filmée par quelqu’un depuis Hana-bi, de Takeshi Kitano.

Beautés consolatrices

Il faut dire que Drive My Car jouit d’une cinématographie flamboyante, obsédée par le rendu réaliste des ambiances urbaines, insulaires ou nocturnes. Hamaguchi y confirme son goût pour les espaces géométriques, les lignes de fuite, innombrables au Japon, les points aveugles où le destin d’un individu peut parfois basculer. Son aptitude à tirer des lieux et des objets des idées de cinéma   visuellement fortes et métaphoriquement signifiantes – le mouvement des moyeux de la cassette audio se confondant avec celui des roues de la Saab, une avalanche de déchets évoquant de la neige, et de la vraie neige, rendue sensible par un évanouissement du son lorsque Misaki et Kafuku arrivent à Hokkaidō.

Il faut saluer le travail de mise en situation des personnages dans l’espace, de ces corps pris dans les rets d’une géométrie qui les fige et leur impose de rester à distance les uns des autres. Par leur façon de se positionner dans l’espace du plan, de rester statiques, ils évoqueraient presque des figurines posées sur un échiquier, si le moment de la représentation théâtrale ne leur offrait pas toutefois l’opportunité d’une désinhibition. Il faut louer enfin la foi d’Hamaguchi dans un cinéma qui n’a pas honte d’exhiber sa durée, un cinéma qui n’a pas peur de réunir le viscéral et le spirituel, un cinéma consolateur comme une pièce de Tchekhov, habile comme une nouvelle de Murakami, limpide comme ce vers de Yeats qui disait : « Rien ne saurait être complet ni entier, qui n’ait été déchiré ».

 

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Drive My Car | Film | Ryūsuke Hamaguchi | JAP 2021 | 179’ | Locarno Film Festival 2021

Prix du Scénario at Festival de Cannes 2021

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First published: December 24, 2021