Christoph Oertli | Sensing Bodies

[…] Dans ce contexte, le vie elle-même semble étinceler ici et là comme si elle n’était qu’un accident, un accident poétique.

[…] Dès lors, si les images parlent d’une aliénation des corps et des personnes par rapport aux espaces qui les organisent, il faut également constater que leur qualité réinscrit les images dans le corps — le corps de l’artiste, le corps de la caméra.

Nous nous retrouvons au centre de Tokyo, et le regard observateur de Christoph Oertli pourrait nous faire penser à un documentaire sur les espaces hypercontrôlés d’une ville où nature et culture se figent sous une même patine de propreté et d’artificialité. Mais nous découvrons bientôt que Sensing Bodies est plutôt concentré sur la scène que constitue Tokyo, sur une sorte de constante mise en scène de son paysage urbain ou plutôt de son aménagement du paysage. Le regard documentaire ne deviendrait alors qu’un instrument utilisé pour véhiculer une scène et une mise en scène qui, au Japon, semblent se présenter sous forme de ready-made.

L’intérêt que l’artiste manifeste pour l’architecture moderniste dans l’ensemble de son œuvre se renouvelle ici dans un dispositif précis, où la « suspension de la fonction » nous permet de voir ce que le fonctionnalisme moderniste devrait rendre normalement invisible : les structures et la matière de ce qui supporte toute fonction. Sensing Bodies est presque entièrement consacré aux pauses, aux temps morts, aux transitions, que le film fait surgir d’un système saturé de travail et productivité. Plutôt que de mettre en avant une dystopie, il s’agit ici de redonner leur place aux grilles qui encadrent et corsettent architecture et vie, des grilles qui structurent l’image filmique elle-même, ses cadrages, jusqu’à s’installer dans notre regard.

Et les pauses et suspensions rendent également visibles la désorientation et la solitude qui les habitent. Il y a un désarroi existentiel qui prend place dans les silences des travailleurs en pause, suspendus dans les interstices des grilles du système dans lequel ils travaillent. Aussi grâce à quelque situation absurde, nous plongeons dans une atmosphère qui parfois rappelle celle des films de Roy Andersson. Dans ce contexte, le vie elle-même semble étinceler ici et là comme si elle n’était qu’un accident, un accident poétique.

Or, sur la toile de fond de cette (mise en) scène, Oertli tisse un discours de microévénements (marcher, attendre, fumer) qui émergent grâce au travail sur la forme du film : ce sont les mouvements de la caméra, les coupes et la géométrie des cadrages, ou encore la mise en scène des sons – très soignée et fondamentale dans le récit du film (pensons aux pas qui en rythment continuellement les séquences) – qui construisent la dramaturgie subtile de Sensing Bodies. Par cette narration à travers les éléments formels, Oertli réaménage l’espace, le façonne en donnant à ses figurants la charge de le façonner à leur tour par leurs mouvements apparemment inapparents.

Cette visibilité-opacité de la forme est un trait constitutif de l’esthétique de Christoph Oertli. Plus spécifiquement, il est important de souligner comment la présence de la caméra — par son positionnement et son mouvement — se manifeste à celui qui regarde le film. En effet, nous remarquons facilement un lent mouvement (de respiration) du cadre, ainsi que des déformations engendrées par le software de stabilisation d’image. Oertli le caméraman participe à la texture de l’image ; mieux encore, il faudrait parler d’un « camera-body », un corps-caméra, car les images de Sensing Bodies sont presque toujours prises par une caméra suspendues à sa poitrine. Dès lors, si les images parlent d’une aliénation des corps et des personnes par rapport aux espaces qui les organisent, il faut également constater que leur qualité réinscrit les images dans le corps — le corps de l’artiste, le corps de la caméra. Plus que la personne de Christoph, c’est son corps qui se place au cœur du film : on pourrait parler ici de body art, ou bien introduire l’idée de « body film ». Une idée qui rendrait parfaitement le mariage de travail formel et d’effet sensoriel/sensuel dans un film qui a pour titre, justement, Sensing Bodies.

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Le film Sensing Bodies est présenté également, dans une version en deux-canaux, dans l’exposition du même nom que propose Christoph Oertli à la Kunsthaus Baselland. Sur les différentes modalités de présentation, Filmexplorer a pu discuter avec l’artiste dans l’entretien vidéo publié ci-dessus.

Info

Sensing Bodies | Film | Christoph Oertli | CH 2020 | 48’ | Solothurner Filmtage 2020

Christoph Oertli’s Website 

Exhibition at the Kunsthaus Baselland 

First published: January 29, 2020