Indes galantes

[…] « Indes galantes » est un film intelligent et puissant, dans la mesure où il sait faire résonner l’intelligence et la puissance de la performance artistique, sociale et politique qu’a été la mise en scène de Clément Cogitore des Indes galantes de Rameau à l’Opéra de Paris.

De l’opéra de Jean-Philippe Rameau en 1735, Les Indes galantes, à sa mise en scène de Clément Cogitore à l’Opéra Bastille en 2019, jusqu’au film de Philippe Béziat qui nous restitue la conception et la préparation de cette dernière mise en scène, il y a un parcours de réflexion sur le spectacle, et sur l’idée qui se fait spectacle. Idée de l’Autre chez Rameau, idée de réappropriation chez Cogitore, celle-ci se prolonge chez Béziat dans l’explicitation des intentions de cette réappropriation. Il s’agit de bouleverser les rapports de pouvoir, de l’Autre maîtrisé et réduit à une idée qui défile sur scène, à l’Autre comme présence réelle qui s’impose sur scène.

Le film se structure donc selon un récit d’émancipation qui anime la proposition de mise en scène de Cogitore elle-même : inviter la chorégraphe Bintou Dembélé à coordonner les performances de street dances comme le Krump, le Break, le Popping ou le Voguing. Les danseur·se·s, ainsi, indépendamment de leur origine sociale, se font porte-parole de la rue, d’un art né brut puis qui a rapidement évolué en un langage codifié, symbolique, expressif. Et le film suit particulièrement les danseur·se·s dans leur découverte de la puissante machine de spectacles de l’opéra, dans laquelle ils·elles portent l’énergie de la rue et de ses histoires. Remarquable, à ce propos, le travail de montage, dynamique et contrapunctique, d’Henry-Pierre Rosamond, voué à souligner la variété des mondes des danseur·se·s et la dialectique entre rue et opéra, jusqu’au mariage de l’asphalte et de la scène.

Béziat se concentre beaucoup sur la dimension collective de la production, plus précisément sur la balance entre diriger et écouter, entre l’idée qui dirige et les réponses du réel capables de modifier l’idée. C’est la balance délicate entre chorégraphie et improvisation, qui représente la cohabitation de l’exercice du pouvoir et de la critique du pouvoir — et, pour Cogitore, du contrôle et de la collaboration. L’opéra vit de formes stylisées, finies, qui sont pourvues de force symbolique dans la mesure où elles sont précises, accomplies. La marge de liberté de l’improvisation, alors, se définira par un compromis avec ces formes sans perdre la précieuse énergie dont elle est porteuse.

Nous ne pourrons que très peu constater par nous-mêmes le résultat des répétitions, car le film saura garder la concentration sur les coulisses, la préparation, c’est-à-dire sur la conception de l’opéra, sans vouloir se substituer à l’opéra lui-même. Il vaut donc la peine de souligner un autre aspect fondamental du film Indes galantes, qui est le rapport ambivalent de Cogitore à Rameau. D’un côté, l’opéra de 1735 véhicule tous les codes du colonialisme, du missionarisme à l’exotisme en passant par le mythe du bon sauvage. À ce propos, le spectacle de Cogitore semble effectivement bouleverser ces codes en libérant les couleurs de la rue de la domestication (post-)coloniale. D’un autre côté, chez Rameau, ces codes sont dépourvus d’un programme idéologique : ils se mêlent plutôt à une curiosité envers l’Autre, à un plaisir de la découverte, où l’étonnement prime sur la dérision – comme le montrent les beaux passages sur l’analyse musicale de l’opéra. En cela, Cogitore se présente dans la parfaite continuité de Rameau.

Or, l’aspect délicat de cet esprit d’ouverture est qu’il risque toujours de redevenir puissance paternaliste, force de domestication. Certes, le détournement demeure au cœur du travail de Cogitore – ici détournement de l’opéra et de ses habitudes, et même des codes quelques fois figés des street dances. Mais est-ce que la représentation voire la célébration du détournement demeure toujours un détournement ? Ou, pour le dire autrement, est-ce que ce sont les street dancers qui s’approprient Rameau et l’Opéra Bastille, ou est-ce l’Opéra Bastille, en mettant-en-scène cette appropriation, qui s’approprie les street dancers ? Il est difficile de trancher sur cette question compliquée. Le film a la grande vertu de poser la question sans lui donner une réponse, mais il indique quand même une direction de réponse : ce sera au futur de trancher, lorsque l’on saura si l’institution de l’opéra et son identité actuelle auront su évoluer, se transformer en profondeur, ou bien si l’expérience des Indes galantes de Cogitore restera un épisode isolé, un détournement occasionnel, donc touristique, pour coloniser un territoire encore vierge comme la street dance.

Indes galantes est un film intelligent et puissant, dans la mesure où il sait faire résonner l’intelligence et la puissance de la performance artistique, sociale et politique qu’a été la mise en scène de Clément Cogitore des Indes galantes de Rameau à l’Opéra de Paris.

 

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Indes galantes | Film | Philippe Béziat | FR 2021 | 108’

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First published: September 17, 2022