Father's Day

[…] Les hommes, les pères font l’objet de beaucoup d’attention de la part des femmes et c’est un des grands mérites de Kivu Ruhorahoza que de les appréhender essentiellement par le prisme des femmes.

[…] Au fond de la nuit, on pense à Dostoïevski, ce père-là paraît racheter la culpabilité de tout un peuple. Puis, à la toute fin, ce récit esquisse des réconciliations et de possibles nouvelles solidarités.

Text: Jean Perret

Il s’agit de paysages de la pauvreté au quotidien tournés au Rwanda, il est question de chroniques dont Kivu Ruhorahoza déplie les complexes réalités avec une distinction exceptionnelle. L’intelligence du récit est de radiographier des gestes et des pensées au travers de classes sociales distinctes. La figure du père est une espèce de fil rouge tissé de quelques lumières et de paquets de noirceur au sein d’une société gangrénée par la misère, la délinquance, l’exploitation du travail, le traumatisme du génocide.

Voler les boulons d’une roue de voiture pour alimenter le marché noir du lumpenprolétariat local, voir la roue détachée de la voiture devenir l’inéluctable rouage entraînant la mort d’un adolescent, et suivre la voiture d’une jeune bourgeoise en quête de vérité quant aux exactions commises par son père, le réalisateur organise une mécanique narrative qui révèle les fractures entre générations et appartenance sociale.

Le film est constitué de remarquables dialogues en tête à tête ou en petits groupes filmés en plans rapprochés. Les subtils champs-contrechamps et les panoramiques opposent et réunissent tout à la fois en face à face et de profil les personnages dont les voix et les visages expriment dans des nuances passionnantes les pratiques de la vie quotidienne.

Les histoires qui se disent sont violentes. Tel mari a ruiné et déshonoré son épouse et se débat dans des problèmes financiers, ne trouvant définitivement plus les moyens d’emprunter un peu d’argent. Telle fille sollicitée par son père et un médecin pour faire don d’un organe supposé sauver son père explique lors d’une confession qu’elle ne peut l’accepter… et à ce moment éclatent les images traumatiques du génocide dont ce père fut complice. En une fraction de temps des cadavres, des crânes, des croix blanches d’un cimetière stigmatisent ce non-dit qui continue d’inciser une abyssale blessure au fond de l’histoire collective rwandaise. Toujours sur le mode singulier et captivant d’une fiction authentiquement documentarisée, on découvre le lieu d’exécutions au bord d’un fleuve : son cours charrie tant une mémoire sanglante que des pétales rouges en hommage et en espérance.

Et cet homme obèse cherche à prostituer sa physiothérapeute : son insistance à lui proposer de plus en plus d’argent est obscène. Les hommes, les pères font l’objet de beaucoup d’attention de la part des femmes et c’est un des grands mérites de Kivu Ruhorahoza que de les appréhender essentiellement par le prisme des femmes. La rencontre de trois d’entre elles assises sur une couverture étendue sur l’herbe est d’une intensité poignante. À la manière d’une psychothérapie improvisée, la question est de savoir si elles ont éprouvé le désir d’étrangler leur mari ou un quelconque autre homme. La femme en deuil de son fils mort est pressée de répondre, mais elle ne trouve les mots, puis dit combien elle a voulu frapper la tête de son mari et combien il sent la viande crue. Toute la maison est empestée de cette odeur, elle n’en peut plus.

Une autre séquence est exemplaire de la sobriété de la mise en scène, trouvant cette distance pudique qui n’empêche jamais pour autant d’éprouver des sentiments pour le moins contrastés pour les personnages tout en développant une compréhension d’un tissu d’affects, de codes, de valeurs d’une inépuisable complexité.

Le final de Father’s Day est spectaculaire. Les trois femmes dansent dans un club, leurs éclats de rire affichent l’élan de leur émancipation ; sa fille est de la partie alors que son père, archétype du patriarcat assassin, meurt dans son lit. Joie, gaité et violence mortifère. Cet autre père du film, délinquant, voleur, revendeur de chiens volés et de ferrailles désarticulées, qui cherche avec une autorité violente à initier son fils à la survie dans les méandres l’extrême pauvreté de la ville, commet un meurtre qui lui confère une dignité paradoxale. Il frappe à mort un de ses complices qui lui avait vanté une femme psychiquement handicapée qu’il était facile de posséder sexuellement. Au fond de la nuit, on pense à Dostoïevski, ce père-là paraît racheter la culpabilité de tout un peuple. Puis, à la toute fin, ce récit esquisse des réconciliations et de possibles nouvelles solidarités.

Saura-t-on dire que ce film unique par sa rigueur formelle affranchie de toutes complaisance à l’endroit de ses personnages et de ses spectateurs, est une pierre d’angle de la nouvelle vague du cinéma rwandais, de son néo-réalisme, en train d’advenir ?

 

Info

Father’s Day | Film | Kivu Ruhorahoza | RWA 2022 | 107’ | Black Movie Genève 2023

More Info 

First published: February 10, 2023