Aftersun

[…] Une succession d’évanouissements : tel a été mon sentiment devant «Aftersun». Il est probable que le film visait tout le contraire – la permanence d’une image, d’un visage, d’une présence.

[…] «Aftersun» est le résultat d’une collision entre deux films. Le premier parvient à montrer calmement une situation, à comprendre ses personnages, quand le second les exploite, empressé qu’il est de produire et de digérer des formes, de raconter, ou plutôt de nous imposer « son » histoire.

Même à l’ère du numérique, le cinéma reste une affaire de chimie. Une histoire d’émulsion autant que d’émotion. La chambre noire, c’est nous. L’auteur·ice du film : celle ou celui qui dans le meilleur des cas saura y révéler une image, l’arrêter, la fixer, pour toujours. Sciemment ou non, certain·es cinéastes ignorent les protocoles recommandés. Leurs films se consument dans le bain de développement. Ou ils ternissent trop vite. Il y a des accidents sublimes. Le hasard fait parfois bien les choses.

Plus mystérieux est le cas des films réalisés dans le respect des dosages et des gestes requis, mais dont il ne nous reste que peu de choses à l’issue de leur vision. Plongée dans le bain d’arrêt, l’image n’a pas fixé. Elle s’est évanouie dans son propre désir d’éclore, ne laissant au fond de la cuve qu’une vague idée de ce qu’elle aurait pu être.

Une succession d’évanouissements : tel a été mon sentiment devant Aftersun. Il est probable que le film visait tout le contraire – la permanence d’une image, d’un visage, d’une présence. Qu’il se rêvait en monument, en mausolée à la mémoire d’une figure paternelle disparue.

Aftersun est aussi le décalque étrange de Somewhere (2010) de Sofia Coppola. Étrange et – j’ose l’espérer – assumé de la part de son autrice, la britannique Charlotte Wells, puisque à treize années de distance, des scènes sont, au plan près, littéralement rejouées. Soit, dans les deux longs métrages, un père trentenaire, divorcé, son avant-bras plâtré. Soit sa fille de onze ans, plus tout à fait une enfant, pas encore une jeune femme, mais qui voit clair dans le jeu des adultes. Soit un été, un hôtel, une piscine, des chaises longues, quelques parties de cartes et quelques dîners au restaurant.

Johnny et Cléo se prénomment ici Calum et Sophie, et les ors du Château Marmont de Los Angeles font place à un complexe touristique en mal de réparation, sur la Riviera Turque. Une playlist de bon aloi, emblématique d’une génération, demeure. Elle contribue à l’exhumation d’une époque, celle des années 90 eurodance, grunge et lo-fi que n’avait pas encore déserté une forme d’insouciance. Ce déplacement de la fiction vers un passé plus si récent est d’ailleurs ce qui sauve Aftersun du remake bête et méchant, car il introduit un dispositif spéculaire basé sur le souvenir : une Sophie adulte visionne les images qu’elle a capté vingt ans plus tôt à l’aide d’un caméscope mini DV, lors de ces fameuses vacances avec son paternel. Cette configuration temporelle installe Sophie au centre du projet, quand dans Somewhere c’était du point de vue du père que l’histoire était racontée.

Mais revenons à cette playlist, puisqu’elle s’impose comme le sous-texte d’un long métrage qui ne manque jamais de baliser ses chemins émotionnels – moins un redoublement qu’un clignotement, régime lumineux, formel et narratif privilégié par Charlotte Wells. À un moment du film, le père caresse le visage de sa fille en lui confiant ses tourments, et l’on entend Damon Albarn chanter : « Tender is the touch of someone that you love too much / Tender is the day the demons go away ». À un autre, on devine Calum affecté par la distance qui s’est installé entre lui et sa progéniture, et les paroles d’Unchained Melody des Righteous Brothers de valider cette impression : « Are you still mine? / I need your love ». Ces résonances fonctionnent tant qu’elles demeurent légères et allusive, mais le film convainc moins lorsqu’il recourt à des objets pour signifier des aspects de la vie intérieur de ses personnages. Calum, cet être présenté d’emblée comme fracturé – le plâtre – croit trouver une issue à ses égarements existentiels dans la contemplation des motifs d’un tapis oriental. Sa fille profite de se retrouver seule dans la chambre d’hôtel pour examiner sous tous les angles un bibelot en plastique figurant une femme nue. Avant ce geste, la piste de la découverte d’un corps adolescent qui se transforme avait déjà été explorée au travers de séquences où Sophie se mêlait aux flirts de jeunes gens plus âgés. Parce qu’elle n’est ici que le bégaiement de ce qui a déjà été formulé, la métonymie n’ajoute rien. Pire, elle ouvre la porte à des raccourcis simplistes, un flashfoward nous apprenant que Sophie, dans sa vie d’adulte, sera en couple avec une femme.

Je le disais, Aftersun est un film volontiers fléché, balisé, truffé de signaux aussi inutiles que des phares allumés en plein jour. C’est d’autant plus regrettable que la mise en scène de Charlotte Wells sait se faire élégante, précise, et que l’autrice fait preuve d’une vraie maîtrise lorsqu’il s’agit de construire un plan de cinéma, a fortiori un plan séquence. Le léger flottement de la caméra épouse celui d’un temps ondoyant, languide comme une journée d’été dans une station balnéaire, et restitue à merveille le désœuvrement auquel s’adonnent les deux personnages. À plusieurs endroits du film également, le travail sur la profondeur de champs, l’exposition et la netteté découpe à l’intérieur d’une même image des espaces physiques et symboliques dans lesquels Calum ou Sophie, à tour de rôle, s’isolent, attestant d’une coprésence qui ne va plus de soi. Curieusement, tout se passe comme si la réalisatrice se méfiait de cette grammaire cinématographique sobre et délicate, qu’elle la jugeait inapte à nous émouvoir. Il faut donc qu’elle en rajoute. Un plan de grand ciel vide n’exprimerait pas suffisamment bien l’idée de vacuité ? Emplissons-le de parapentistes qui tournent en ronds. Les absences, silences et bizarreries d’un père ne nous mettraient pas assez clairement sur la piste d’une personnalité borderline ? Filmons-le en train de gesticuler sur un garde-fou, en équilibre au-dessus du vide.

Au fond, Aftersun est le résultat d’une collision entre deux films. Le premier parvient à montrer calmement une situation, à comprendre ses personnages, quand le second les exploite, empressé qu’il est de produire et de digérer des formes, de raconter, ou plutôt de nous imposer « son » histoire. Le premier donne la possibilité de découvrir, de voir et d’entendre par soi-même les liens qui unissent puis la distance qui sépare un père et sa fille, dans un rapport au temps non trafiqué. Le second cherche à faire de l’effet et dans ce sens déploie des stratégies totalement factices, à l’image de ces inserts qui réunissent au milieu d’une rave party imaginaire une Sophie adulte et un Calum fantomatique, à grands renforts de ralentis et de flashs stroboscopiques. Cette couche de cosmétique tape à l’œil et grossière est parfois étalée sur les mauvais films pour masquer leur profonde indigence dramaturgique, y greffer des émotions absentes au départ. Dans le cas d’Aftersun, cette greffe est d’autant plus artificielle que Charlotte Wells n’en avait pas besoin. Il lui aurait suffi de compter sur l’acuité de son regard, sur une matière fictionnelle dense et sensible, sur la belle présence de ses interprètes (Paul Mescal et Franckie Corio, dont il faut saluer la justesse complice). Ces boursouflures formelles conduisent la cinéaste à rater l’immanquable, quand ce qui aurait dû être le moment de vie le plus intense de son long métrage – les personnages s’étreignent de tout leur amour au son du célèbre Under Pressure de Queen et David Bowie – s’évanouit dans un énième gimmick, un clignotement de trop faisant sombrer cette dernière danse vers des abîmes pantomimiques.

 

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Aftersun | Film | Charlotte Wells | UK-USA 2022 | 102’ | CH-Distribution: Outside the Box
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First published: March 14, 2023