Oberhausen, année érotique

Les journées internationales du court métrage d’Oberhausen fêtaient, avec leur 69ème édition, un anniversaire érotique. Et ça tombe bien, parce que la forme courte reste celle du désir : de défricher, d’expérimenter, d’inventer. Soit des gestes rares, dont on ne dira jamais assez ni l’urgence ni la beauté.

Text: Emilien Gür

Avant Cannes, il y a Oberhausen. Antidote au showbiz et au glamour de pacotille, le plus vieux festival de courts métrages du monde (dit-on) ne célèbre pas les carrières qui s’étirent, mais les formes qui s’inventent. La manifestation reste célèbre pour le manifeste qu’y signèrent en 1962 un groupe de jeunes cinéastes allemands qui promulguait, ni plus ni moins, la mort du cinéma de papa. Tel un phénix, celui-ci n’a jamais cessé de renaître de ses cendres et depuis, le festival sort chaque année un nouveau manifeste en bonne et due forme, celle d’un programme de films, histoire de rappeler que le cinéma en général et le court métrage en particulier peuvent être un espace de liberté où mieux vaut inventer des formes neuves plutôt que de toujours ressasser les mêmes formules. Le programme de l’édition 2023 en apportait la preuve, une fois encore. Mais au juste, le cinéma, c’est quoi ?

Génie télévisuel

Au cœur de la création cinématographique, il y a le montage, beau souci de Filmexplorer (voir The Editing Collection) et que le Tchèque Jiří Havlíček exploite dans un essai visuel sur la télévision socialiste aussi hallucinant qu’halluciné, Revue Kroky (The Steps Revue), constitué des bandes d’une émission tchécoslovaque des années 1970 montées en alternance avec celles d’un autre programme télévisuel de l’époque. Du zapping donc, principe poussé à l’extrême et même au-delà, puisqu’entre les images de la télévision le cinéaste glisse les siennes, tournées dans le même noir et blanc et d’une matérialité si semblable qu’on ne distingue plus le neuf de l’ancien, la copie de l’original, mais juste des images, c’est-à-dire des images justes.

La télévision s’invite également dans C-TV (Wenn ich Dir sage, ich habe Dich gern…) d’Eva Egermann et Cordula Thym, cette fois non comme répertoire d’images à réanimer, mais en tant que créatrice d’espaces d’inclusion.

Soit une explosion dans un studio de télévision, à la suite de laquelle toute forme de discrimination est abolie. Ce qui suit n’a donc rien de surprenant : un hamster prend en charge la modération d’une émission dont les différent.e.s invité.e.s racontent leur combat quotidien pour un monde plus inclusif, une speakerin parle du monde comme il va et l’interprète comme il ne faut pas, un zombie fait la promotion d’un call center dans une publicité pour le moins troublante, et il y a même l’Eurovision. Avec son esthétique bricolée et antiréaliste à l’excès, le film du duo autrichien est un manifeste si drôle et irrévérencieux pour une télévision queer qu’on en vient presque à croire, chose folle, que le cinéma est libérateur. Et ce n’est qu’un début.

En roue libre

Parce qu’au bout du programme, on acquiert la certitude que le cinéma est libéré. De la narration, comme dans Ozr el wezzah (The Goose’s Excuse) de Mahdy Abo Bahat et Abdo Zin Eldin, voyage à travers le réel et au-delà, juxtaposition de plans fixes à la beauté mystique où le monde s’offre à notre regard mais ce n’est pas tout, puisque filmé par le duo d’artistes égyptiens, il s’ouvre aux esprits, aux rêves et aux visions dans une durée suspendue qui est celle de toutes les expériences limites.

Libéré de la parole et du son, à l’instar de I. du Franco-canadien Alexandre Larose, poème visuel tourné en 35 mm dont la projection en copie analogue à Oberhausen est l’une des plus belles expériences de cinéma qu’on ait vécues (l’absence de son dans le film permettait d’entendre la salle, c’est-à-dire les mouvements des spectateurs.rices sur leur siège, le frottement des tissus et le crépitement de la pellicule) et un joli pied de nez à celles et ceux toujours trop content.e.s de répéter que l’analogue et le numérique, c’est la même chose et qu’un film peut se regarder indifféremment n’importe où, c’est-à-dire nulle part. Et enfin libéré de tout, luxe que Laure Provost s’offre dans Every Sunday, Grandma, le saut dans le vide d’une grand-mère à laquelle poussent des ailes et qui se met à flotter dans le vide, par-delà les nuages, voyage, voyage et jamais ne revient, soit un film qui ne ressemble à rien qu’on ne connaissait déjà.

La condition pavillonnaire du cinéma

Pourtant, le cinéma remet pied à terre dans Niska trava (Short Cut Grass) de David Gašo, film de fin d’études tourné dans la banlieue pavillonnaire d’Osijek en Croatie où le réalisateur a grandi, et qui l’air de rien réinvente le genre du film à saynètes. Un jour d’été, un garçon compte jusqu’à 3000 pour laisser à ses copains le loisir de se cacher. Durant ce temps (celui du film), un père apprend à son fils à passer la tondeuse, un couple de retraités prépare un barbecue, une famille s’apprête à partir en vacances, deux adolescents plongent leurs corps trop grands dans une piscine de jardin et se regardent gênés, bref, des scènes de la vie quotidienne à l’approche des vacances se succèdent.

Au lieu de suivre la voie de l’étude entomologiste de la condition pavillonnaire saupoudrée de cynisme et de mépris pour la classe moyenne (parce que, justement, moyenne), David Gašo emprunte celle de la comédie burlesque et construit chacun de ses plans autour d’un gag visuel savamment mis en scène dans un décor banlieusard teinté d’onirisme. La musique, éthérée et contrapuntique, ménage subtilement la transition d’une saynète à l’autre et relève la finesse de la structure du film, qui trouve son pendant dans l’attention pointue avec laquelle le réalisateur filme l’inadéquation entre l’architecture pavillonnaire, matérialisation des rêves et des aspirations d’une classe sociale (la petite bourgeoisie), et son environnement encore largement rural. Et on se dit qu’en dépit des apparences, cette banlieue ressemble un peu aux terrains les plus fertiles du cinéma : en marge, entre un lieu et un autre, là où le désir de formes surgit mieux que nulle part ailleurs.

Internationale Kurzfilmtage Oberhausen | Festival | 26/5-1/5/2023
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Revue Kroky – The Step Revue | Jiří Havlíček | CZ 2022 | 35’
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C-TV (Wenn ich Dir sage, ich habe Dich gern…) | Eva Egermann, Cordula Thym | AT 2023 | 30’
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Ozr el wezzah – The Goose’s Excuse | Mahdy Abo Bahat, Abdo Zin Eldin | EGY-UK 2023 | 15’
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Every Sunday, GrandMa | Laure Prouvost | FR-BE 2022 | 7’
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Niska trava – Short Cut Grass | David Gašo | HR 2023 | 26’
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