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Sans velours
Certains dimanches d’hiver, sous le gris immuable du ciel, un calme inquiétant règne dans les rues désertes, plombées par le silence. C’est un spectacle terrifiant, dont souffre le cœur des femmes et des hommes qui passent leur journée à scruter le monde par la fenêtre. Ils se surprennent, chose folle, à rêver du temps perdu, du passé qui ne reviendra pas, et dévident en eux-mêmes une litanie de regrets parmi lesquels il serait difficile de distinguer une pensée claire. Parfois, l’émotion les fait s’exclamer : « Oh ! » – timide cri de douleur inspiré par la sensation que les beaux jours sont passés et la conscience de leur non-retour. Le lendemain, ils se lèvent de bonne heure, trop fatigués pour comprendre ce qui les avait affolés la veille, et partent en retard travailler dans des bureaux qui étouffent leur vague à l’âme.
Le dimanche suivant, le ciel est à nouveau gris, les rues également vides et les mêmes pensées ressurgissent. À défaut de pouvoir remonter le cours du temps, quelques-uns parmi ces êtres au tempérament mélancolique se décident à faire usage des possibles offerts par la géographie. Ils retournent sur les lieux de leur enfance, là où ils ont grandi et imaginent avoir été heureux. Ils y passent des heures agréables et cruelles, prometteuses du bonheur qu’ils auraient pu connaître s’ils n’étaient jamais partis, croient-ils. Sur le chemin du retour, il arrive que certains d’entre eux se perdent et qu’on n’en entende plus jamais parler.
De ces dimanches naissent parfois aussi des films. Sans velours est un joyau de ce genre qu’IMDb ne reconnaît pas encore. Il évoque le séjour d’un homme, Edouard, accompagné de son chien, dans sa ville natale qu’un pont divise en deux univers : d’un côté, un village de pêcheurs et de l’autre, un lieu de villégiature prisé des nantis durant la belle saison. Durant l’hiver, en l’absence de touristes, les deux mondes communiquent. La fiction imaginée par Louise Dendraën, informée par une connaissance profondément intime des lieux, investit ce territoire. Le film, qui joue habilement avec la géographie de la ville, dépeint avec tendresse la solitude des décors de plaisance abandonnés à eux-mêmes – à l’image du casino désert, au faste triste, qui convoque une mélancolie parente de celle décrite par Jean-Edern Hallier dans Je rends heureux (auquel un autre cinéaste français, Antonin Peretjatko, doit par ailleurs un beau court métrage) :
On parle toujours des arrière-saisons, avec ses grands hôtels vides, aux volets clos, et ses plages désertes. […] L’avant-saison, c’est l’été pour moi tout seul. J’y suis. […] Ça a été ! L’été est la seule saison qui se conjugue au passé avec ses couleurs passées, ses parasols décolorés, sa terre battue, lasse de terre battue, et ses brises pastellisées […].
Edouard, dont les vêtements et la tenue accusent la percée dans des sphères économiques et sociales dites élevées, retrouve une amie d’autrefois. Il a monté une start up à Paris ; elle travaille dans le soin de personnes âgées à domicile. Malgré la divergence de leurs parcours, les deux êtres retrouvent leur complicité d’antan. Au fil de leurs balades dans la ville déserte, ils se mettent à flirter. Les corps se cherchent, se trouvent avant se séparer presque aussitôt.
À un moment, les deux personnages participent à une séance de karaoké dans une grande salle pratiquement vide au décorum orientaliste. Lorsque vient son tour de chanter, Edouard improvise une chorégraphie dans l’escalier en colimaçon autour duquel s’organise l’espace. Rien n’est plus poignant que le mélange de grâce et maladresse qui caractérise ses mouvements. Le plan est habité par la joie d’Edouard de vivre cet instant, traduite par le lâcher prise auquel s’autorise son corps, et la conscience de l’éphémère de ces retrouvailles, qui ne dureront que le temps d’une journée. Dans cette image se concentre une émotion brute, dont le partage donne au cinéma (et à la vie) son sens.
Sans velours | Short | Louise Dendraën | FR-BE 2021 | 26’ | Internationale Kurzfilmtage Winterthur 2021
Deine Strasse
Screenings at Locarno Film Festival 2021
Si un non-lieu est un espace à l’identité incertaine, qu’aucun élément saillant ne distingue d’un autre, celui de la périphérie de Bonn paraît faire exception. Il est fendu par une route que l’on découvre dans la profondeur de l’image tout au début du film de Güzin Kar. Le ciel est plombé de gris, le plan est fixe. Il ne s’y passe parfaitement rien. Mais le temps du non-événement, dont la réalisatrice maîtrise remarquablement le déroulement, est paradoxalement perceptible. Les détails de ce tronçon sont établis, 556 mètres de long pour 6 mètres de large, circulation limitée à 50 km/h. Alentours des dépôts, des garages, des magasins, des bureaux, quelques immeubles d’habitation… C’est là, dans cette banlieue désespérante de banalité que furent assassinées cinq personnes et gravement blessées quatorze autres par l’action perpétrée par un groupe de néonazis mécontents de leur voisinage avec des familles turques. C’était le 29 mai 1993 qu’il mit le feu à leur maison.
Dès lors, le temps fit doublement son œuvre. Celui de l’oubli de ce fait enchâssé parmi d’autres violences de cette nature commises en Allemagne. Par ailleurs, ce fut la manifestation d’un temps bien plus tard qui fit date. Celui qui a trait à un sursaut de mémoire quand il s’est agit de donner à cette rue en le nom de la plus jeune victime de l’incendie : Saime-Genç. Elle avait quatre ans.
L’accomplissement exemplaire de ce film tient à sa sobriété. Les informations factuelles sont déclinées par Sibylle Berg d’une voix grave dont le sérieux met ce récit à l’abri de tout appesantissement pathétique. Mais le texte, rédigé par réalisatrice, a une dimension plus intime en s’adressant personnellement, sur le mode du tutoiement, à Saime. Les images sont muettes, sinon à prêter attention à des sons indistincts d’ambiance. Elles racontent l’usure de structures abandonnées à la rouille et l’émergence des constructions fonctionnelles propres à un territoire périurbain. À peine au loin quelques silhouettes dans les images cadrés avec une intelligence anthropologique par Felix von Muralt. Les plans détaillent en profondeur ces paysages d’ordre et de désordre qui ont valeur de subtile métaphore quant à l’intrication de modes de vie et de visions du monde au sein desquelles les pires ignominies font leur lit.
Mise à distance de l’effroi, émotion contenue, mémoire aux aguets, Deine Strasse a la dimension d’un récit exemplaire porté par une vigueur politique et une inspiration poétique impressionnantes. Poésie de la désespérante évidence de « l’asphalte et de l’habitude » au creux de laquelle hurlent en silence Saime et toute sa famille.
Deine Strasse | Film | Güzin Kar | CH 2020 | 7’ | Internationale Kurzfilmtage Winterthur 2020, Solothurner Filmtage 2021, Locarno Film Festival 2021
Prisoners of Society
Rati Titseladze approche Adelina et Georges directement, c’est-à-dire Adelina, personne transsexuelle en Géorgie, un pays où elle restera peut-être à jamais Georges. La pression sociale évoquée par le titre du film n’émergera qu’indirectement, plus précisément à travers le portrait de la famille d’Adelina. Son père et sa mère sont montrés frontalement, ce qui souligne leur différence : celle-ci constituera le début d’un discours complexe sur les relations familiales, qui sont aussi le miroir de toute une société — où l’homophobie et l’intolérance sont capables de tuer.
Prisoners of Society est composé par un montage qui met en avant la dimension constructive du film, rendant ainsi parfaitement le puzzle identitaire et les conflits sociaux. Malgré l’usage de l’interview frontale, le langage filmique de Titseladze préfère le registre expressif au déclaratif ou au descriptif — un registre expressif qui passe aussi par des choix formels comme celui du cadre carré pour Adelina, puis rectangulaire, donc plus standard, pour le rassemblement de la famille (apparemment) unie.
À ce propos, une attention spéciale est accordée à la bande-son du film, qui alterne musique traditionnelle de chœur et rock, et surtout se sert de toute une palette de sons, laquelle sait communiquer beaucoup plus qu’un discours verbal. Dans l’expérience de Prisoners of Society, les mots nous apparaissent seulement comme la pointe d’un iceberg riche en couleurs, contrastés et nuancés, où les questions ouvertes, souvent dramatiquement insolubles, priment sur toute détermination bien définie.
Prisoners of Society | Short | Rati Titseladze | GEO 2018 | 16’ | Black Movie Genève 2019, Internationale Kurzfilmtage Winterthur, Human Rights Film Festival Zurich 2019
Room with a Coconut View
An automatic and computerised voice, Kanya, receives and guides a tourist, Alex, in a Thailand resort in Bangsaen. It is a way of exploring the specificity of the location through a journey that is immediately much more than a touristic survey. Within a paradigmatic temple for modern vacations, we discover the history and the politics that hide behind the kitsch patina of standardised holidays. A story of corruption and unlawfulness is interestingly intertwined with the story of Thai cinema, and Seanjaroen uses this to introduce an interrogation on the function of film representation.
Alex is actually an automatic and computerised voice himself, and he starts to explore the place alone, going beyond Kanya’s limits, beyond Kanya’s algorithm. The discourse of Room with a Coconut View is no longer a linear one: Seanjaroen’s socio-political criticism intensifies and the animated images of the film switch from the status of a filmic collage to a more complex form of aesthetic self-reflection, where the postcard-like images of tourism are linked to the images that are programmed and digitally elaborated.
With a second dramaturgic shift that relies upon the concepts of disturbance and breakdown – of the image, of the voice, of the story – the socio-political criticism evolves into an existential reflection. The liberating force of the digital connections overcomes the regressive power of digital programming, introducing the motive of the sub-conscious and thus the consciousness of the machine. After having shown the aesthetic panorama of a fully digitised anthropology, Seanjaroen finally conducts a sort of re-humanisation of said digitised anthropology by way of the machine itself.
Room with a Coconut View is a rich, complex, formally interesting essay where the documentary aspect is perfectly combined with a science-fictional reflection on the destiny of our vision and experience through the moving images, both within and beyond the machine.
Room with a Coconut View | Short | Tulapop Seanjaroen | THA 2018 | 29’ | Locarno Festival 2018, Signs of Life | Internationale Kurzfilmtage Winterthur 2018
Promotional Award at Internationale Kurzfilmtage Winterthur 2018
El cuento de Antonia
De El cuento de Antonia, il nous restera certainement l’image du visage de la jeune fille, partiellement couvert par ses cheveux agités par le vent. Mais aussi l’île des pêcheurs avec son improbable voie ferrée, ses maisons délabrées, ses figures usées par la vie ou pulsantes de jeunesse. La caméra de Jorge Cadena a su saisir le regard de la fillette, où personnes et nature, comme ces cheveux au vent, sont traversées par un seul courant envoûtant, où le père ou la Vierge-Marie deviennent des corps géants, monstrueux, peut-être les symboles de deux idéologies opprimantes : le machisme et la religion.
Et de ce film colombien nous restera aussi, certainement, le paysage sonore, si prégnant et si présent. Sa force souligne une intériorité qui semble capable de se détacher de ce qu’elle voit, une intériorité qui ressent la réalité dans l’instant et a posteriori, sur le mode du pur vécu. Car le récit d’Antonia (el cuento de Antonia) n’est rien d’autre que la remémoration de son enfance par une jeune femme qui s’initie à la vérité grâce au fait de raconter, d’exprimer, voire de vérifier son récit. Ce rite d’initiation, quelque part ésotérique, mais pas anodin, ouvre effectivement le film et explicite un engagement dont témoigne le récit lui-même. Jorge Cadena tient sa promesse, car à travers ce récit aux tonalités rêveuses il touche brièvement et efficacement plusieurs questions, sur la religion, la politique, la relation parentale, le machisme, les espoirs de la jeunesse, l’aspiration à la liberté, l’urgence de la poésie — autant de questions nouées autour des moments fragiles et précieux du passage à l’âge adulte et de l’acceptation du rôle de femme.
El cuento de Antonia est un film émouvant et direct, mais en même temps complexe et riche, qui donne ainsi au spectateur la vive sensation de la découverte du monde et la possibilité d’une réflexion sur l’individu et sur la société. Le cinéma montre ici toutes ses potentialités, dans une démonstration narrative qui coïncide avec l’acte de création.
El cuento de Antonia | Short | Jorge Cadena | CH-COL 2016 | 30’ | Solothurner Filmtage 2017