Donner le corps: donner corps au cinéma: donner le corps au cinéma

Un essai de Giuseppe Di Salvatore

Donner le corps: donner corps au cinéma: donner le corps au cinéma

 

[…] Il y a un long moment d’hésitation dans la salle, un moment précieux comme de l’or, où l’on s’interroge autrement, peut-être vraiment, sur le statut de l’image, sur ce qui lui arrive. Une hésitation magique, magique comme le cinéma et son illusion (heureusement) toujours imparfaite (manquée, renvoyée).  

[…] Le fragment, par la force vertueuse et désastreuse de la caesura romantique, de l’interruption, de l’explosion, des bombes, peut-il se fragmenter à son tour ? Y a-t-il une distinction entre œuvre fragmentaire et fragments de l’œuvre ?  

[…] L’accident de la performance du cinéma, avec toute sa potentialité en termes de sociabilité, peut-il prendre le dessus sur l’œuvre cinématographique si cette dernière thématise l’accident lui-même, voire le hasard ? Au fond, au cinéma, la surprise peut davantage que la volonté.


Théâtre du Vidy, Lausanne – 20 novembre 2018 *

Je ne crois pas que j’aurais écrit quelque chose sur la dernière œuvre de Jean-Luc Godard, n’était l’expérience exceptionnelle que nous avons vécue aujourd’hui à la séance de 17 heures. Et dire que nous avions réservé un ticket pour la séance de 21 heures. Puis, un changement imprévu de l’emploi du temps nous a fait arriver plus tôt à Lausanne.

Godard a voulu organiser des projections spéciales pour son dernier film, notamment au Théâtre du Vidy, où il a pu mettre en scène l’atmosphère de sa propre maison. En effet, le théâtre a été aménagé avec ses tapis, son fauteuil, et toute une série d’objets (tableaux faits par lui-même, affiches de films, peintures, livres, un piano) qui renvoient à son imaginaire et sa mémoire. Et cet imaginaire et cette mémoire sont les véritables enjeux de Le livre d’image, une œuvre clairement autobiographique. Le film dans la salle de cinéma se fait home movie, et ce dernier se fait pensée, imagination et mémoire de Jean-Luc Godard lui-même. Nous sommes donc invités à devenir Godard, chez lui, homunculus dans la camera obscura d’un théâtre de Lausanne.

« … / C’est l’attente, lorsque le temps est toujours de trop / Quand le temps manque au temps / Et l’attente, qui a lieu dans le temps / Ouvre le temps à l’absence de temps / … » Pendant que je lis ces mots sur la brochure de présentation du film, les portes du théâtre demeurent fermées : « Il y a un problème technique ». Il faut attendre. Le soupçon de mise en scène, d’élargissement performatif d’un dispositif qui s’est déjà annoncé théâtral, est inévitable… Et peut-être que non, que c’est juste un imprévu, un simple accident. Distinguera-t-on alors la performance hors scène de la performance sur scène ? Où sont les limites de la scène une fois qu’on prend conscience que tout film se vit dans une scène ? En tout cas, avant de rentrer dans le théâtre, les thèmes de l’imprévu, de l’accident et de l’ambiguïté formelle s’imposent naturellement à mon attention, occupent mon attente, connotent mes attentes.

En entrant finalement dans la salle, Le livre d’image, le film, se trouve couplé avec un livre qui a pour titre images en parole, posé par terre à côté du grand écran LCD, un moniteur géant. L’autrice est Anne-Marie Miéville, compagne de Godard, comme pour consacrer dans la vie et dans l’art le mariage d’images et de paroles. L’homme met les paroles en image, la femme les images en parole : chiasme de la pensée. Et la pensée de Godard maintenant est occupée et préoccupée — comme toujours — par la guerre, la violence : parmi la vaste constellation de thèmes et réflexions du film, la question du crime et le crime lui-même, dans son acte ponctuel, dominent l’écran — mais aussi la sonorité plurielle de l’installation filmique. Le crime passe par l’histoire et fait l’histoire, passe par la loi et fait la loi, passe par les films et fait les films. Même les fleurs, images d’apparent soulagement dans le troisième des cinq chapitres de Le livre d’image, une sorte d’entracte, paraissent être des crimes, s’apparentent aux crimes. « Pour ma part, je serai toujours du côté des bombes. » Je l’ai entendu. Une citation ? Une expression de Godard lui-même ? J’ai mal entendu ? Le siècle qui traverse la mémoire de Godard est traversé non seulement par des bombes — surtout les bombes d’État — mais par ce qu’on pourrait appeler une poétique des bombes. Les images aux couleurs constamment hypersaturées sont sur la voie de l’éclatement ; et en même temps elles expriment la mémoire, qui donc apparaît moins comme l’image pâle des vieilles photographies que comme l’explosion de la pensée en révolte.

Puis, l’accident, la catastrophè — après seulement une dizaine de minutes. L’écran devient noir — ce qui est « naturel » dans ce qu’on a vite appris comme le « langage » du film —, en haut à gauche les caractères « HDMI3 » apparaissent, pendant que les sons et les voix continuent à passer. Il y a un long moment d’hésitation dans la salle, un moment précieux comme de l’or, où l’on s’interroge autrement, peut-être vraiment, sur le statut de l’image, sur ce qui lui arrive. Une hésitation magique, magique comme le cinéma et son illusion (heureusement) toujours imparfaite (manquée, renvoyée). S’agit-il du problème technique qui a fait de nouveau son apparition ? Le temps passant, la salle se convainc que oui. Protestations verbales, mais personne ne bouge, la salle est noire. Ce sera une femme — une bonne femme, une femme bonne — qui interviendra, sortira de la salle pour avertir les responsables de la projection. Nous étions seuls — on s’en rend compte —, livrés à Le livre d’image, sans contrôle.

De la performance des spectateurs à la performance de la fille qui intervient, clairement pas la responsable de la projection, mais celle qui aide, la porte-parole (des responsables qui demeurent hors champ), celle qui fait le sale boulot, le plus humble, au service du dispositif cinématographique : c’est la fille qui a contrôlé les tickets à l’entrée, très jeune. L’image est restaurée, mais dix bonnes minutes sont passées ; la fille ne pense pas à revenir en arrière dans le film ; quelqu’un proteste qu’il a perdu quelque chose — les images (?). Une réponse dans la salle : « Mais on s’en fout ! » (un sage iconoclaste ? un distrait ?). Contre-réponse : « Vous rigolez ? On va quand même revenir en arrière ! » Les vertus de l’accident succombent à la liberté de manipulation de ce qu’on appelait « vidéo ». Au fond, Godard a voulu nous plonger dans un home movie ; et voilà les spectateurs présents, participants, manipulateurs — de l’histoire, des histoires. La fille fait revenir en arrière le film, mais elle ne sait pas où exactement. La salle indique : « Non, pas vu. Non. Encore plus en arrière ! » « Encore ! Encore ! » Merveilles de la réversibilité !

Une des dernières phrases de Livre d’image concerne la question de l’œuvre fragmentaire : le fragment, par la force vertueuse et désastreuse de la caesura romantique, de l’interruption, de l’explosion, des bombes, peut-il se fragmenter à son tour ? Y a-t-il une distinction entre œuvre fragmentaire et fragments de l’œuvre ? La salle a senti le besoin de « restaurer » l’œuvre, certes, mais son caractère essentiellement fragmentaire permettrait-il de prévoir sa fragmentation ultérieure ? Bref, le dispositif de Godard serait-il capable de prévoir l’imprévu, d’accepter a priori l’accident ? L’accident de la performance du cinéma, avec toute sa potentialité en termes de sociabilité, peut-il prendre le dessus sur l’œuvre cinématographique si cette dernière thématise l’accident lui-même, voire le hasard ? Au fond, au cinéma, la surprise peut davantage que la volonté.

E la reprise restauratrice de la séance nous a réservé d’autres surprises. Deuxième accident, deuxième catastrophè. Il faut encore que quelqu’un sorte pour avertir la jeune fille. La bonne femme se lève — elle semble assumer une tâche, elle rentre dans le dispositif, le nouveau dispositif… — la fille revient pour restaurer l’image. Là, nous avons perdu seulement une minute, une minute d’une partie du film où plusieurs écrans noirs se succèdent : personne ne proteste, et pour la première fois la salle accepte de « perdre » quelques images du livre. Ce qui est intéressant est que maintenant, à chaque interruption abrupte d’image (écran noir) ou de son — et en ce moment du film elles sont très fréquentes — le doute surgit : sommes-nous dans le langage de Godard ou en dehors (mais y a-t-il un dedans et un dehors ?), s’agit-il de l’œuvre ou de ses accidents ? Encore une fois une hésitation magique, qui nous montre que nous avons appris, et en même temps met en discussion, le « langage » de Godard. Par ailleurs, Godard n’avait-il pas lui-même dit son Adieu au langage ?

Au troisième accident, nous découvrons que la fille est restée dans la salle, car elle intervient immédiatement. Elle s’intègre au nouveau dispositif. Les accidents se répéteront régulièrement. Au septième accident, la fille s’installe carrément derrière le moniteur. Sa jonction à la machine est presque accomplie. Sa main veillera sur la machine, par un contact continu avec la machine. Elle devient une prothèse de la machine cinématographique — comme les souffleurs d’air à l’époque des orgues sans automatismes — figure d’un esclavage bien parlant. Le livre d’image s’ouvre avec une réflexion sur la main, les cinq doigts, les cinq sens. Ici le hasard performateur de la séance accidentée mène la main à s’intégrer à la machine, à l’ordinateur, au câble ; le corps de la fille s’intègre au corps du cinéma. Fragilité du dispositif : il faut donner le corps… Et Godard lui-même avait mis en scène son « corps donné », en effet tombé, dans son message vidéo lors d’une récente remise de prix en Suisse — une scène qu’on revoit vers la fin de Le livre d’image. Et toujours à la fin de ce film nous entendons un Godard qui continue à parler jusqu’à l’étouffement : encore, question de donner le corps. Donner le corps : donner corps au cinéma: donner le corps au cinéma.

Puis, le huitième et dernier accident, la plus belle catastrophe : la fille intervient pour laisser apparaître l’image sans son d’une vieille scène de bal, un bal jusqu’à l’épuisement — encore et encore, question de donner le corps. Sont-ce les dernières images de Le livre d’image ? (Godard qui donne son corps au cinéma, qui fait du cinéma mis en scène au théâtre du Vidy son propre corps donné ?). Peut-être pas, mais c’est bien le cas pour ma perception. L’épuisement du corps dans la joie de la danse m’apparaît comme une contre-image des milliers d’images d’hommes tués. La vibration du corps ivre qui tombe par épuisement — quand c’est la vie elle-même qui fonctionne comme une bombe…

*

À la fin de la séance, la jeune fille annonce qu’il sera possible d’échanger gratuitement les tickets pour revoir le film dans une prochaine séance. En effet, on aurait pu faire payer très cher cette séance exceptionnelle. Plus que de la rendre gratuite, il s’agit ici de reconnaître une véritable grâce, la grâce de l’accident, qui a rendu le film expanded. Jusqu’à la catastrophe des catastrophes : donner le corps, avant que les bombes ne le détruisent ; donner corps au cinéma, par ses ruines ; donner le corps au cinéma, jusqu’à la mort. Merci Godard !