La réalité «grise» de l'expérimentation entre art et cinéma | François Bovier

La réalité «grise» de l'expérimentation entre art et cinéma 


De quoi parle-t-on exactement quand on utilise les expressions de « black box » et « white cube » ? Par ses connaissances détaillées sur l’histoire des expérimentations avec les images en mouvement et sur les débats qui les concernent, dans le milieu du cinéma comme dans celui de l’art, François Bovier nous aide à gagner une vision complexe et nuancée de ce qui se cache derrière ces notions.

Des critères comme l’immersion, le couple activité/passivité, la distanciation ou la réflexivité, sont pris en compte pour montrer comment une mise en perspective historique de ces notions nous amènera toujours à relativiser la puissance des catégorisations. Par rapport au panorama contemporain, Bovier dénonce une intensification de la disciplinarisation, par rapport à laquelle nous aurions beaucoup à apprendre en redécouvrant les attitudes anti-institutionnelles qui ont marqué, par exemple, les expérimentations des néo-avant-gardes.

Dans cette réflexion sur les formats de réception des images en mouvement, les figures du commissaire d’exposition ou curateur (des espaces d’exposition) et du programmateur (des salles de cinéma), ainsi que des phénomènes comme le cinéma d’exposition et l’exposition muséale du cinéma, jouent un rôle important. L’expérience curatoriale de Bovier lui-même, avec l’exposition Film Implosion! — objet du tout premier article de Filmexplorer — servira pour récapituler la variété, qu’on pourrait qualifier de « grise », des formats de présentation des images en mouvement.

Interview audio avec François Bovier


La naissance des notions de « black box » et de « white cube » coïncident avec leur critique (voir Jean-Louis Baudry, Christian Metz, Bryan O’Doherty).
Survalorisation de l’activité et de la liberté dans l’expérience du white cube.
Survalorisation du couple activité/passivité comme critère pour la distinction entre black box et white cube.


Couples de théâtralité/absorption dans le contexte de l’art contemporain (voir Michael Fried) et d’attraction/narration dans le contexte du cinéma.
Il y a de l’immersion au cinéma mais également dans l’espace d’exposition.


Distanciation et réflexivité.
Exemple de Harun Farocki.
Il faut historiciser et relativiser les notions, notamment celle d’installation.
Exemple du lettrisme et rôle de la réflexivité dans le cinéma.


Distinction entre programmateur et curateur : le programmateur peut être pensé comme curateur, non pas vice-versa.
Le curateur comme auteur versus le programmateur comme conférencier ; le curateur a plus de liberté par rapport aux supports, il peut se placer sur un plan métahistorique.


Si le curateur du white cube s’occupe des images en mouvement, le white cube perdra toujours une partie de sa « clarté » ; la présence des images en mouvement nous place déjà dans un contexte hybride.


Le musée du cinéma, contrairement au musée d’art, suit la logique du collectionneur.
Dans les années 90 les grands musées redécouvrent le cinéma, ce qui a fait évoluer la notion de musée.
Muséalisation du cinéma en termes d’entrée du cinéma dans le marché de l’art, déjà dans les années 60.
Tournant du « cinéma d’exposition », qui a stimulé l’hybridation des formes (à laquelle la télévision a également participé).
Le musée de cinéma comme archive versus le musée d’art, qui transforme l’archive en document.


Dans le passé on était paradoxalement déjà au-delà de la distinction nette entre espace d’art ou galerie et cinéma.
La spécificité des dispositifs et des médias comme résultat de la disciplinarisation et de la professionnalisation, contrairement à une plus grande flexibilité dans les pratiques artistiques du passé.
La distinction entre black box et white cube est dépendante de l’institution « art contemporain », contrairement aux tendances anti-institutionnelles des néo-avant-gardes.
L’évolution du cinéma expérimental et sa reformulation théorique dans le contexte de l’art contemporain.


Sur la disciplinarisation de la performance.
Le phénomène du retour au film de la part des artistes.


États intermédiaires entre analogique et numérique.
Distinguer les différents types de support comme premier pas de l’analyse.
Le numérique améliore la qualité de la vidéo et rend plus accessible la production et la projection des films.
Le numérique rend moins important la distinction entre les supports, aussi parce qu’elle a contribué à transformer le spectateur.
Aussi grâce à la relativisation du support apportée par le numérique, l’espace d’art est le meilleur contexte pour expérimenter avec le film.


La recherche sur le cinéma expérimental en Suisse.
Nous avons eu la volonté de montrer les différents formats d’exposition.

Auteurs mentionnés dans l'interview

Jean-Louis Baudry (1930-2015), écrivain français. Voir L’effet cinéma, 1976 ; articles sur la revue Cinéthique.
Michael Fried (1939-), critique d’art et historien de l’art américain.
Dick Higgins (1938-1998), écrivain et artiste américain. Voir The Intermedia Essay, 1966.
Balthazar Lovay, directeur artistique de FriArt Fribourg.
Anthony McCall (1946-), cinéaste et artiste anglais.
Jonas Mekas (1922-), « filmer », poète et artiste lithuanien-américain. Voir Anthology Film Archives (New York)
Christian Metz (1931-1993), sémiologue de cinéma français.
Bryan O’Doherty (1928-), critique d’art, artiste et écrivain irlandais.
Gerry Schum (1938-1973), cinéaste et artiste allemand.

Références bibliographiques

-Erika Balsom, Exhibiting Cinema in Contemporary Art, Amsterdam University Press, Amsterdam 2013.
-Jean-Louis Baudry, L’Effet cinéma, Albatros, Paris 1978.
-François Bovier (éd.), Early Video Art and Experimental Film Networks. French-speaking Switzerland in 1974: a Case for “Minor History”, ECAL/Les presses du réel, Lausanne/Dijon 2017.
-François Bovier, Adeena Mey (éd.), Exhibiting the Moving Image. History Revisited, JRP|Ringier, Zürich 2015.
-François Bovier, Adeena Mey (éd.), Cinema in the Expanded Field, Zurich, JRP|Ringier, Zürich 2015.
-Erik Bullot, Sortir du cinéma : histoire virtuelle des relations de l'art et du cinéma, Editions du MAMCO, Genève 2013.
-Maeve Connolly, The Place of Artists’ Cinema. Space, Site and Screen, Intellect, London 2009. 
-Mathieu Copeland (éd.), L’Exposition d’un film, Les presses du réel, Dijon 2015.
-Tanya Leighton (éd.), Art and the Moving Image: A Critical Reader, Tate, London 2008. 
-Pavle Levi, Cinema by Other Means, Oxford University Press, Oxford/New York 2012.
-Chris Meigh-Andrews, A History of Video Art, Berg, Oxford/New York 2006.
-Philippe Alain Michaud, Sur le film, Macula, Paris 2016.
-Kate Mondloch, Screens: Viewing Media Installation Art, University of Minnesota Press, Minneapolis 2010. 
-Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, JRP|Ringier-Maison rouge, Zürich-Paris 2008.
-Julie H. Reiss, From Margin to Center. The Spaces of Installation Art, The MIT Press, London-Cambridge MA 1999.
-A.L. Rees, Duncan White, Steven Ball, David Curtis (éd.), Expanded Cinema: Art, Performance, Film, Tate Publishing, London 2011.
-Gloria Sutton, The Experience Machine. Stan VanDerBeek’s Movie-Drome and Expanded Cinema, The MIT Press, London-Cambridge MA 2015.
-Tamara Trodd (éd.), Screen/Space: The Projected Image in Contemporary Art, University of Manchester Press, Manchester 2011.
-Andrew V. Uroskie, Between the Black Box and the White Cube: Expanded Cinema and Postwar Art, University of Chicago Press, Chicago 2014.

François Bovier est maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne et chargé de recherche à L’École cantonale d’art de Lausanne. Il a dédié sa recherche aux théories du cinéma et au cinéma d’avant-garde et expérimental. Cofondateur de la revue Décadrages, il a également travaillé en tant que commissaire d’exposition, notamment pour deux importantes expositions sur l’art vidéo et le cinéma expérimental en Suisse : Impact Art, Video Art 74 (2015) à Circuit, centre d’art contemporain de Lausanne, et Film Implosion! Experiments in Swiss Cinema and Moving Image (2015) à FriArt de Fribourg et au Toni Areal à Zurich. Parmi ses publications, signalons les ouvrages collectifs Early Video Art and Experimental Film Networks (2017), Cinema in the Expanded Field (2015), Exhibiting the Moving Image (2015), Cinéma exposé (2015), sa thèse de doctorat sur le groupe Pool, ainsi que l’édition de monographies sur Mark Lewis, Roman Signer, Abigail Child.