Wei Shujun | Ripples of Life | Only the River Flows

[…] Une première vue cache toujours une deuxième vue, et tout simplement une autre vue, ou la vue d’un autre, d’une autre personne. Plus que post-moderne, le cinéma de Shujun est pluraliste.

Wei Shujun in Switzerland

La clairvoyance du distributeur suisse Abel Davoine (Sister), le Festival International du Film de Fribourg et l’occasion d’une avant-première énergétique lors de la réouverture de la salle du Cinématographe de Lausanne, ont permis la présence en Suisse de Wei Shujun, pas trente ans et déjà trois long-métrages à son actif, deux en première mondiale à Cannes – et deux nouveaux films en train de sortir. Je le rencontre dans le lobby d’un hôtel lausannois avant la projection de son Ripples of Life (2021) au Cinématographe ; il est à la fois concentré et décontracté – la médiation du traducteur nous empêchera d’aller trop loin dans le dialogue. Pour commencer, il est difficile pour moi de ne pas répéter la scène située dans la partie finale du film, où un critique de cinéma de Pékin, l’air trop sérieux depuis ses lunettes d’intellectuel « organique », loue le réalisateur en disant « qu’il est en train d’écrire l’histoire du cinéma (!), au moins pour la conscience du rôle de la femme qu’il est capable d’éveiller ». En essayant d’être sérieux à mon tour, je renouvelle la louange sur l’histoire du cinéma, et je lui demande quel type de conscience, politique ou existentielle, il voudrait éveiller avec son dernier film, Only the River Flows (2023), un polar où le sens du devoir et la quête de la vérité amènent le protagoniste, un policier talentueux, dans une spirale de méfiance et de paranoïa. Mais nous sommes lost in translation : Shujun ne (re-)joue pas le jeu subtil et fascinant de la scène de Ripples of Life, et glisse sur la question politico-existentielle de Only the River Flows, en se disant plutôt intéressé à montrer pour ce dernier film la montée de l’individualisme dans les années 1990 dans une Chine collectiviste.

En effet, ce film nous plonge dans ce passé précis, où la Chine a vécu une importante ouverture libérale, qui est clairement rendue ici dans le bien et dans le mal : le mal qui est porté par ses figures plutôt isolées et déconnectées l’une de l’autre, mais aussi le bien de l’émergence d’une subjectivité forte, celle du protagoniste (l’acteur-star Chang Ma), qui se veut éthique – pour le sens du devoir – et factuelle – pour la quête de vérité. Or, à mes yeux, son évolution dans une réalité hallucinatoire est plutôt le résultat d’un conflit avec une société conformiste et mensongère, et non pas l’expression d’une critique du héros du film. Certes, c’est sur un plan structural qu’Only the Rivers Flow met vérité et illusion en connexion, à travers l’idée d’un bureau de police qui aménage ses locaux dans une salle de cinéma en fermeture. Est-ce que la vérité est seulement une variation de l’illusion, une variation des histoires que le cinéma peut raconter ? Est-ce que Shujun veut brouiller les cartes du réel dans l’argument – un peu constructiviste un peu post-moderne – selon lequel tout est récit, tout est fiction ?

Une réponse à la fois filmique et théorique est contenue dans la troisième partie de Ripples of Life, « Instant Pluton », où scénariste et réalisateur du film dont le making-of est raconté dans le film homonyme discutent éperdument sur l’art du cinéma, défendu par l’idéaliste des deux, le scénariste Kang Chunglei (ensemble scénariste et acteur qui joue soi-même), en tant que mélange de factuel-et-subjectif – émotionnel-et-objectif étant la devise du réalisateur cynique et narcissique. Voilà une réponse théorique digne d’une réflexion mûre sur le réalisme au cinéma, réponse qui rend complexe et va au-delà de toute distinction entre réel et fictionnel. Et pour revenir au récit de Ripples of Life, il ne s’agit de rien d’autre que d’un exercice de perspective autour de la même réalité, qui est également l’exercice de « faire l’expérience de la réalité » (jingyan shenghuo) pour la préparation d’un film – pratique courante, en Chine, et sujet sensible pour la question « politique » du réalisme au cinéma… Ici, c’est la perspective de la pauvre serveuse qui rêve devenir actrice (première partie, « Attendre seule ») et celle de l’actrice qui a réussi et qui rêve de la vie simple dans sa ville d’origine (deuxième partie – « Très beau à première vue »). Exercice factuel, justement, mais subjectif également, pour lequel la recherche d’une objectivité serait nécessairement vouée à l’échec. Une première vue cache toujours une deuxième vue, et tout simplement une autre vue, ou la vue d’un autre, d’une autre personne. Plus que post-moderne, le cinéma de Shujun est pluraliste (revient-on donc aux débats réformistes des années 1990 en Chine ?).

C’est le moment de lui parler de Tchekhov, plusieurs fois mentionné par le scénariste Chunglei, avec lequel je cherche d’imaginer la relation de travail avec Shujun. « Oui, Tchekhov est important pour moi ; c’est Kang Chunglei qui l’a convoqué » – me confie Shujun. « Quant à nos discussions, oui, dans Ripples of Life au début elles se déroulaient un peu comme montré dans le film, mais après non, à un certain moment il s’agit de suivre le scénario ». Tchekhov n’est pas la seule présence explicitement occidentale dans ses films, car la musique classique (occidentale) y occupe une fonction importante. « En réalité, j’utilise la musique pour créer quelque chose, quelque chose de cinématique en combinaison avec l’image. Pour faire un exemple, je ne mettrais pas une musique de Beethoven dans un film sur Beethoven ». Justement, un adagio de Beethoven est utilisé dans Only the River Flows pour créer de rares moments de distance dans un récit autrement hautement immersif.

Une distance créée par la visibilité des éléments de la composition et une immersion naturaliste dans la réalité, voilà le mariage réussi de la distance et de l’immersion qui marque l’expérience des spectateur.rices des films de Wei Shujun. Pour rester aux deux films dont on discute ici, l’accent est plutôt porté sur la distance dans Ripples of Life et sur l’immersion dans Only the River Flows. D’où ma question sur le monde rural et ses traditions, qui me semblent dominer ces deux films : l’effet de distance dans Ripples of Life permet de faire du monde rural un véritable thème, et nous permet ainsi de distinguer ruralité et ruralisme – la ruralité (factuelle) n’étant pas nécessairement « authentique » selon les attentes du ruralisme qui fait de l’authenticité un cliché (fictionnel). Pourquoi avec Only the River Flows, avoir choisi de jouer ouvertement avec les clichés (aussi cinématographiques) du film de genre pour une plongée complètement immersive dans le monde rural de la Chine des années 1990 ? Peut-être sommes-nous encore une fois lost in translation – la réponse de Shujun part dans une autre direction, non moins intéressante : « Le monde rural dans ces deux films est une coïncidence ; mon premier film, par exemple (Striding into the Wind, 2020), se déroulait dans l’espace urbain. Certes, j’ai une attirance pour le monde rural, parce qu’il est moins homologué, on y trouve des caractères et des situations plus particulières ». « Quant à Only the River Flows, je voulais aussi montrer comment dans les années 1990, en Chine, la relation avec la nature et l’environnement change, devient moins organique. C’est aussi tout simplement dans la nouvelle qui a inspiré le film [Yu Hua’s Mistakes by the River], que j’ai choisi surtout pour son atmosphère calme et élégante ».

Difficile de dire si Wei Shujun est un artisan du cinéma plein de talent, comme il semble vouloir le montrer dans notre dialogue, ou bien un véritable penseur du cinéma, comme ses films le font croire. Peut-être est-il les deux en même temps. En tout cas, son cinéma célèbre l’image, l’image-cinéma, c’est-à-dire cette image qui sait plaire esthétiquement pour sa composition et sa force de suggestion, tout en gardant une fonction symbolique, qui renvoie à un travail de la pensée. Une image-cinéma qui se produit grâce au montage, qui est je dirais invisible et fluide au niveau des coupes, en laissant ainsi toute l’attention sur la composition et le mouvement de la caméra, mais aussi montage visible jusqu’à devenir protagoniste au niveau de l’architecture globale des films. Est-ce qu’on pourrait y voir l’héritage stylistique de Jia Zhang-ke, puisque Shujun collabore toujours au montage avec Matthieu Laclau, qui a monté plusieurs films de Jia Zhang-ke ? « Laclau a une personnalité forte, indépendamment de sa relation avec Jia Zhang-ke. Bien qu’il ne comprenne pas bien le chinois, il a une grande sensibilité, aussi dans le choix de la musique ». « Quant à Jia Zhang-ke, il a beaucoup aidé la jeune génération de cinéastes en Chine ». Je pense alors à l’autre grand talent de la jeune génération chinoise, Bi Gan, plutôt relié à Hou Hsiao-hsien : Shujun me dit le connaître et l’apprécier, même si ses films n’ont pas constitué une inspiration pour lui. Voilà, de nouveau, l’humble artisan du cinéma l’importer sur toute spéculation esthétique. Mon dialogue avec lui, finalement, a été également un exercice de perspective, un exercice de perspective sur une même réalité du cinéma qui s’échappe au moment nous avons l’impression de la saisir.

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Screenings in Swiss cinema theatres

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Ripples of Life | Film | Wei Shujun | CHN 2021 | 120' | CH-Distribution: Sister
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Only the River Flows | Film | Wei Shujun | CHN 2023 | 102' | FIFF 2024 | CH-Distribution: Sister
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First published: April 05, 2024