We Come into Life

[…] Ce cinéma appartient à la famille des œuvres en permanente mutation, qui érigent le nébuleux et l’indécidable au rang d’art.

[…] Mai et Vinh manifestent ainsi un bel entêtement à ne pas participer à la violence organique du monde, dont ils entrevoient pourtant les contours, et cet esprit de résistance dans un moment essentiel de leur vie (le passage à l’âge adulte) a le don de nous les rendre attachants.

Hanoï. Mai et Vinh viennent de perdre leurs parents dans un accident de scooter. Reclus dans l’appartement familial, le frère et la sœur peinent à sortir d’une léthargie dont on ne saura jamais si elle préexistait au drame qui les touche. D’abord peu réceptifs aux injonctions à se prendre en main formulées par leur tante, les deux jeunes gens se mettent finalement en quête d’un emploi pour subsister. Menées en parallèle, ces recherches les conduisent à vivre des expériences nouvelles et à croiser la route de personnages aussi étranges qu’inquiétants.

Quatrième long métrage de la réalisatrice vietnamienne Siu Pham, We Come into Life semble à première vue appartenir à une veine naïve du cinéma d’auteur contemporain. Naïveté qui consisterait ici à ignorer les principes de construction classiques pour proposer une forme singulière, dissonante et poétique, proche du rêve éveillé. Par la manière qu’ils ont d’ « entrer dans la vie », Mai et Vinh pourraient être qualifiés de personnages naïfs. Parce qu’ils ne paraissent rien connaître des conventions et des rudesses du monde du travail ou des relations avec autrui, ils s’en remettent à leur intuition les amenant avec plus ou moins de bonheur à essuyer les plâtres, à faire l’apprentissage des premières fois, la question de la virginité – autre expérience de la perte – trônant au centre de leurs préoccupations.

Mais si « les choses n’arrivent jamais comme on l’imagine », ce que croit bon de nous rappeler un dispensable exergue, cette mue vers l’âge adulte sera le produit d’une succession de hasards, d’égarements et de surplaces dans le dédale urbain de la capitale du Vietnam. Rétive à toute forme de domination exercée sur sa personne, Mai peine à garder un emploi. Elle déambule, désœuvrée, dans les vieux quartiers d’Hanoï, et s’invite à la table de deux européens qui n’en demandaient pas tant. Vinh, lui, s’est enfin décide à quitter le camp retranché de son sofa – sur lequel il dort, mange et regarde compulsivement la télévision – pour répondre à une petite annonce. Celle-ci le mène à l’écart de la ville, aux portes d’une maison fortifiée dans laquelle s’est retirée, telle une ermite, une vieille femme aveugle.

L’univers du long métrage est lui-même volontiers mouvant, flottant, sinueux. Les morts s’invitent chez les vivants, les vivants s’évaporent tels des fantômes, la technologie surgit du moyenâgeux, la nature s’immisce dans l’hypermoderne. Ce cinéma appartient à la famille des œuvres en permanente mutation, qui érigent le nébuleux et l’indécidable au rang d’art. Un cinéma qui cherche sans forcément trouver, et donne la primauté au geste davantage qu’à sa conséquence. Il faut accepter soi-même de perdre quelque chose de ses habitudes de spectateurs pour entrer pleinement dans ce type d’objet filmique non identifié. Il faut accepter de rester parfois à quai ; se résoudre à l’idée que chaque scène, chaque plan, sera une aventure qui déjouera nos attentes, lesquelles restent enracinées en nous par des règles dramaturgiques relevant d’un certain académisme. Le film n’a de cesse d’esquisser des directions narratives qu’il finit presque toujours par abandonner, voire infirmer. Ainsi au mélodrame pressenti après la séquence de l’enterrement répond une scénette tragi-comique. La description d’une réalité sociale entamée dans le premier tiers du film est rapidement délaissée, de même qu’est plus tard désamorcée la piste d’une intrigue vaguement criminelle. Cette indétermination fait également loi dans les rapports qu’entretiennent les personnages. Bien que frères et sœurs, Vinh et Mai se parlent comme s’ils ne se connaissaient pas. Suite à une proposition un rien équivoque de Mai, le spectre de l’inceste vient même planer quelques secondes au-dessus du duo, mais l’image innocente des deux jeunes gens chastement endormis dans le lit parental a tôt fait de dissiper les doutes à ce sujet.

« Et toi, quelle direction aimerais-tu prendre ? » demande la femme aveugle à Vinh. Contrairement à son jeune protagoniste qui épouse clairement une voie – celle de la probité – pour entrer dans la vie, la cinéaste refuse de poser son film sur les rails d’un style ou d’un genre cinématographique précis. C’est à la fois la qualité et la limite de We Come into Life, dont la tendance systématique au contre-pied nous questionne en nous invitant à considérer les choses de façon oblique, mais prend aussi le risque de nous rebuter, ou de nous décevoir. Le film, alourdi par quelques afféteries formelles (le recours au ralenti et au noir et blanc qu’on pourrait qualifier d’arbitraire), par des maladresses de mise en scène lors des séquences filmées à l’épaule, ou par un symbolisme des objets à tout le moins obscur, est loin de réussir tout ce qu’il expérimente. Le soin avec lequel Siu Pham nous met à distance des enjeux dramatiques de son récit pourrait même paraître suspect si cette structure très délayée faite de diversions, de glissements et de chevauchements (l’utilisation fréquente de fondus enchaînés) ne produisait pas des purs moments de cinéma se suffisant à eux-mêmes. Le plan dans lequel Mai regarde par une fenêtre projetant sur elle d’étranges motifs d’ombres et de lumières. Celui où la vieille femme se cisaille les cheveux dans un étrange rituel évoquant l’apparition de la sorcière dans Le château de l’Araignée d’Akira Kurosawa. Encore et surtout la dernière scène du film – un troupeau de buffles perturbant le trafic d’une artère de la ville –, image d’apesanteur contemplative soutenue par une musique hypnotique, et qui à elle seule en justifie la vision.

Car si nous devions trouver un dénominateur commun aux phénomènes qui concourent à faire de ce long métrage une œuvre atmosphérique, il faudrait d’abord invoquer la douceur, une manière de se prémunir de toute forme de brutalité en disqualifiant d’office les procédés qui pourraient amener à son surgissement. Mai et Vinh manifestent ainsi un bel entêtement à ne pas participer à la violence organique du monde, dont ils entrevoient pourtant les contours, et cet esprit de résistance dans un moment essentiel de leur vie (le passage à l’âge adulte) a le don de nous les rendre attachants. Cette douceur est également de mise à travers le regard que Siu Pham porte sur Hanoï, sa ville natale qui, à l’image des deux protagonistes, est en train d’opérer sa mue. De longs travellings motorisés et mélancoliques quadrillent la capitale en tous sens, décrivant l’expansion inéluctable des quartiers d’affaire au détriment des zones historiques, et serpentent sous les piles du futur métro aérien annonçant son entrée dans le club très prisé des mégapoles modernes.

C’est donc moins dans ce qu’il donne à penser qu’à effleurer, à écouter (la pertinence dans le choix des musiques et la sensorialité précise de la bande son), à ressentir (des expressions de visages, des gestes, des instants de stase, de suspension) que ce film par ailleurs fort modeste dans son économie nous trouble, comme pouvait nous troubler à un degré encore supérieur les premiers films de Tsai Ming-Liang ou d’Apichatpong Weerasethakul – preuve que la naïveté n’empêche pas la lucidité, et que l’onirisme n’exclut pas la profondeur.

 

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We Come Into Life | Film | Siu Pham | CH-VNM 2020 | 82’ | Solothurner Filmtage 2021

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First published: January 20, 2021