Way Beyond

[…] Le sujet ne relève pas tant de la science-fiction qu’il témoigne d’une science qui se donne elle-même pour fiction. Filmer cette parole, c’est alors aussi forcément documenter un imaginaire.

[…] De par son extension territoriale, le projet du FCC mêle en effet une série d’intérêts politiques, juridiques, démographiques, économiques, environnementaux, géologiques et logistiques dont « Way Beyond » nous offre un aperçu aussi concis que suggestif.

[…] L’activité scientifique se dévoile sous son visage le plus humble : elle avance, petit à petit, vers l’inconnu, guidée par les étoiles.

Text: Emilien Gür

Le cinéma m’avait déjà emmené au CERN. J’avais eu droit à de bons guides : Peter Mettler (The End of Time) et Blaise Harrison (Particules). Tous deux m’avaient invité à voir ce lieu comme une porte ouverte sur des dimensions invisibles (l’infini chez l’un, le surnaturel chez l’autre), propices à nourrir l’imagination. En cela, le CERN peut faire penser aux grottes de Cumes, autrefois considérées comme le portail des Enfers : ancré dans la géographie terrestre, il n’intéresse que par l’ailleurs qu’il promet. Pauline Julier renverse cette perspective : elle prête attention à la porte plutôt qu’aux espaces que celle-ci relie, aux spécificités du CERN et non tant aux territoires vers lesquels il garantit l’accès. Cela est tout à fait judicieux : de la même manière que l’on passerait à côté de la lune sans suivre le doigt qui la pointe (qu’il est donc tout sauf imbécile de regarder), que saurait-on du boson de Higgs sans un dispositif comme le CERN ? Il vaut donc bien la peine de se demander ce qui se passe dans les murs de cette institution – ou mieux : qu’est-ce qui s’y fabrique ?

La machine à discours

D’entrée de jeu, Way Beyond nous plonge in medias res, au milieu des choses. Tout commence par une réunion : une commission internationale d’expert.e.s (dont on notera par ailleurs la composition presque exclusivement masculine) examine le nouveau grand projet du CERN, le Future Circular Collider (FCC), présenté comme le digne successeur de l’actuel accélérateur à particules. Une légère tension est palpable au cours de l’échange, où l’optimisme enjoué des un.e.s le dispute au scepticisme critique des autres, accentuée par les plans serrés sur les interlocuteurs.trices. Chaque image frappe par sa densité, avec ces visages qui presque toujours débordent le cadre, à l’instar du film lui-même, dont la durée concentrée sur à peine soixante minutes paraît infime au regard de l’ampleur du sujet abordé. À travers ces plans, le ton est donné : filmer le CERN, ce sera avant tout filmer les visages de sujets parlants. Le centre de recherches, tel que nous le montre Pauline Julier, est en effet une machine à discours, que le film se donne pour tâche de suivre sans pour autant y coller (et l’on ne saurait suffisamment insister sur l’importance des écarts que se permet la cinéaste à l’encontre du langage des expert.e.s, sans lesquels il n’y aurait pas de cinéma, sans lesquels il n’y aurait, à vrai dire, pas d’écriture tout court : écarts qui se traduisent notamment lors des moments où la parole des commissionnaires est soudain suspendue, progressivement étouffée par d’énigmatiques bruissements électroniques qui marquent la transition vers la prochaine séquence, grâce à l’habile travail de Xavier Lavorel, qui signe la composition sonore).

Pauline Julier écrit donc son film à partir de la parole de scientifiques, laquelle porte sur un état de la recherche qui n’existe pas encore (la physique du futur, dont le FCC devrait permettre l’avènement). Le sujet ne relève pas tant de la science-fiction qu’il témoigne d’une science qui se donne elle-même pour fiction. Filmer cette parole, c’est alors aussi forcément documenter un imaginaire. Way Beyond révèle ainsi comment les chercheurs.euses d’aujourd’hui se représentent la physique à venir, en parlent parmi eux.elles, et envisagent avec d’autres les conditions de sa réalisation. Le film, toutefois, ne s’en tient pas là : il ne suit ces pistes que pour en dévier et par là, construire son propre parcours. Une vaste et belle question guide son développement : comment le discours et les projections des scientifiques interagissent-elles avec deux paramètres aussi fondamentaux pour la physique que pour le cinéma, soit l’espace et le temps ?

Géographies

C’est d’abord sous l’angle de la négociation territoriale que nous suivons l’avancée du projet du FCC. Comme chacun.e peut aisément se l’imaginer, la planification de la construction d’un tunnel souterrain d’une longueur de cent kilomètres nécessite de mettre une multitude d’acteurs.trices autour de la table. Proche en cela de Bruno Latour, qui a consacré beaucoup d’énergie à montrer que la séparation des domaines n’est qu’une fiction moderniste, Pauline Julier révèle que la science ne se réduit jamais à la seule activité scientifique ; plus exactement, que celle-ci n’est rendue possible qu’à travers un réseau de pratiques dont une bonne part échappent à une définition étroite de la science. De par son extension territoriale, le projet du FCC mêle en effet une série d’intérêts politiques, juridiques, démographiques, économiques, environnementaux, géologiques et logistiques dont Way Beyond nous offre un aperçu aussi concis que suggestif. Il ne s’agit pas tant de démystifier l’activité scientifique dans la lignée d’une sociologie dite critique, que de documenter les discours que le projet du FCC rend possible : quelles préoccupations émergent et qui est invité.e à en parler ?

La question de l’espace se pose en réalité à un double niveau. Le territoire du FCC, autour duquel se dessine une cartographie d’intérêts multiples, est en effet discuté au sein d’un réseau d’espaces lui-même significatif : salle de réunion au décorum dénudé pour ne pas dire pauvre, où la blancheur livide des murs renvoie à l’anonymat des grandes institutions ; salle de séminaire dont l’aspect cellulaire et les pupitres équipés de microphones évoquent l’atmosphères de secret dans laquelle sont prises les grandes décisions ; salle de conférence où la solennité du pupitre de l’orateur.trice dialogue avec le faste des mosaïques qui recouvrent les murs. Les discours produits au sujet du FCC se déploient dans des lieux qui ont eux-mêmes leur propre rhétorique : celle du pouvoir.

Temporalités

Au regard de la visée du FCC, qui, in fine, consiste à créer un rapport temporel inédit par la mise en circulation de particules à une vitesse qui dépasse l’entendement, il semblait tentant, voire inévitable, de se demander au sein de quels régimes temporels se déploie la gestation du projet. Autrement dit : à travers quelles temporalités faut-il naviguer pour reproduire les premiers instants du Big Bang ? Pauline Julier se laisse guider par plusieurs pistes, à commencer par celle de l’archive. Les représentations actuelles du FCC, des clips promotionnels aux animations VR simulant une visite du tunnel, prennent place au sein d’un archipel d’images qui, depuis la création du CERN, cherche à présenter au public les chantiers qui s’y déroulent. Les multiples modèles qui donnent à voir le FCC intéressent Pauline Julier moins pour le futur qu’ils promettent que pour leur matérialité et leur rhétorique, qu’elle met en relation (c’est-à-dire qu’elle relativise) avec celles d’images d’autres temps. Il est ainsi frappant d’observer le contraste et la continuité entre le discours d’une bande d’actualité des années septante consacrée au chantier d’un accélérateur à particules, comparé à celui des pyramides d’Egypte, et la rhétorique d’un clip de 2018 qui ne lésine pas sur l’usage des superlatifs pour présenter le projet du FCC. Alors que le premier document inscrit les travaux du CERN dans une histoire prétendument universelle, soit celle du repoussement des limites de l’être humain, tout en véhiculant un discours orientaliste (celui de l’Egypte éternelle), le second abstrait le FCC des contingences de l’Histoire à travers une représentation dynamique et fluide. Malgré leurs différences, les deux sources ne souscrivent pas moins à une même rhétorique, qui constitue la science en indéfectible vecteur de progrès.

Si la cinéaste, à travers son travail sur l’archive, suggère que les représentations de la science du futur sont toujours conditionnées par un a priori historique, elle nous invite également à prendre conscience de leur a priori médiatique. Les imaginaires futuristes évoluent en effet non seulement en fonction de leur contexte historique, localisable sur la frise du temps, mais aussi des médias qui les véhiculent (pellicule, image numérique, animation VR), créateurs de régimes temporels propres (défilement de vingt-quatre images par seconde pour la pellicule, alternance de bits dans le cas du numérique). En d’autres termes, les représentations et discours transmis par les documents audiovisuels montrés et montés par Pauline Julier et Orsola Valenti sont en dernier lieu soumis aux conditions technico-temporelles (chronopoétiques, dirait l’archéologue des médias Wolfgang Ernst) qui permettent l’existence de leur support.

La machine caméra

C’est peut-être l’anecdote la plus poétique du film : afin de déterminer le tracé du tunnel du FCC, il est nécessaire, pour des raisons qui ne me reviennent pas en tête au moment où j’écris ces lignes, de filmer les étoiles à l’aide d’une caméra zénithale dont il n’existe qu’un seul exemplaire au monde. Chaque étape du processus est donc soumise à l’activité de cet objet. L’unicité de l’appareil a pour conséquence de soumettre le tracé à un temps relativement long. L’image de cette lenteur est particulièrement touchante quand on pense à la vitesse à laquelle circuleront les particules à l’intérieur du tunnel qui aura été tracé grâce à cette caméra. Au-delà de sa puissance évocatrice, l’anecdote matérialise la rencontre entre les deux paramètres autour desquels s’article le film, à savoir le temps et l’espace : le territoire du tunnel se constitue à travers la temporalité propre à la caméra zénithale et à l’appareillage, humain et non humain, nécessaire à son fonctionnement. Loin de la rhétorique grandiloquente alimentée par les sources précédemment citées, l’activité scientifique se dévoile sous son visage le plus humble : elle avance, petit à petit, vers l’inconnu, guidée par les étoiles. Filmer les astres pour établir le tracé d’un tunnel : aucune métaphore ne saurait mieux rendre compte du geste cinématographique de Pauline Julier, qui suit le discours des scientifiques du CERN pour inventer une poétique du temps et de l’espace. Elle aussi, à l’aide d’une caméra.

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Info

Way Beyond | Film | Pauline Julier | CH 2021 | 60’ | Visions du Réel Nyon 2021, Videoex Zürich 2024

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Film production (Close Up)'s Website

Pauline Julier's Website

 

First published: April 30, 2021