Videoart - Festival Locarno: A Prospective

[…] Et alors c’est par l’anticonformisme et la critique libertaire des codes de la société bourgeoise que l’esprit du Monte Verità a pu exercer son influence sur ces pionniers artistiques des nouvelles technologies.

[…] Exploration, performance et son constituent trois piliers de l’archipel artistique de «Videoart — Festival Locarno: A Prospective», qui nous est présenté sans volonté didactique : à l’information — et à ce qu’on pourrait appeler muséographie analytique —, les commissaires de l’exposition préfèrent une approche qui privilégie le fragment, la contamination, voire l’accident.

Capri, début du siècle dernier : Karl Wilhelm Diefenbach, végétarien et polygame, se promène nu sur l’île dans sa communauté naturiste, en inspirant les fondateurs de Monte Verità ; Locarno, année 1980 : un groupe de chercheurs du CERN présente le fonctionnement du réseau qui deviendra le World Wide Web. Il semblerait presque impossible de relier ces deux faits, si ce n’était par une coïncidence géographique et, surtout, par ce qu’on apprend à l’exposition du Centro culturale e museo Elisarion à Minusio sur les premières années du festival Videoart. La figure charnière, qui ensemble avec René Berger a su relier l’esprit du Monte Verità de Ascona et l’intérêt pour les nouveaux médias, est Rinaldo Bianda, créateur de la Galleria Flaviana en 1962, initiateur du renouveau du Monte Verità bien avant l’époque de Harald Szeemann (qu’il invite lui-même à Ascona) et fondateur du festival Videoart. Dans cette localité exceptionnelle qu’est l’Elisarion, originel sanctuaire des arts, nous découvrons comment le Tessin était devenu, au début des années 80, le lieu de rencontre de la communauté internationale d’artistes de la vidéo, de Bill Viola à Nam June Paik, de Laurie Anderson à Robert Cahen, de Steina et Woody Vasulka à Gianni Toti.

Et de cette communauté nous découvrons l’esprit novateur, qui signifie aussi alliance du geste conceptuel (l’arrivée de Fluxus en Suisse se fait à la Galleria Flaviana à Lugano…) et du plaisir presque artisanal de la technique. Art et bricolage se fondent dans une poétique de la manipulation du médium vidéo, qui se conçoit également, et toujours, comme vidéo-sculpture — ce qu’on appellerait aujourd’hui installation vidéo. Et alors c’est par l’anticonformisme et la critique libertaire des codes de la société bourgeoise que l’esprit du Monte Verità a pu exercer son influence sur ces pionniers artistiques des nouvelles technologies. Dans les vidéos exposées qui explorent les possibilités narratives et/ou abstraites de l’image vidéo comme dans la copie de la grande fresque de Elisàr von Kupffer (Il chiaro mondo dei beati, 1923-1939) qui célèbre l’utopie naturiste et spiritualiste de Monte Verità, il s’agit du même geste de libération et d’ouverture. Pour une fois, nature et technique ne s’opposent pas.

Dans la présentation de l’exposition, François Bovier — qui en est le commissaire avec Adeena Mey — souligne que ce rassemblent historique autour de l’art vidéo a vécu dans le format spécifique du festival, et non pas de l’exposition. Par les pièces exposées dans Videoart — Festival Locarno: A Prospective, nous apprenons comment la féconde saison de l’expérimentation vidéo pensait ses œuvres moins comme des objets et plutôt comme des actions, et également comme des réflexions. Sous l’égide de la rigueur intellectuelle de René Berger, un moment clé du festival Videoart étaient ses conférences, véritables séminaires avec des invités souvent académiques, où les questions artistiques et techniques étaient fortement imbriquées aux questions politiques – c’est par exemple dans le cadre de ces conférences que le parti de I Verdi du Tessin a été fondé…

À l’entrée de l’Elisarion, aux côtés d’objets d’archive du festival Videoart, c’est L’invitation au voyage (1973) de Robert Cahen qui nous accueille. Plus loin, toujours à l’entrée, l’installation interactive de Francesco Mariotti Alterità (1994) nous introduit à la dimension performative — qu’on retrouve souvent comme « contenu » des vidéos, par exemple dans les travaux de Gérald Minkoff, Muriel Olesen, René Bauermeister et Jean Otth. Et dans la première grande salle dodécagonale, 13 moniteurs nous entourent avec les sons superposés de deux d’entre eux ; pour les autres nous avons à disposition des écouteurs au fil très court, qui obligent le visiteur à s’approcher de l’écran jusqu’à en remarquer les pixels — accident productif ! Exploration, performance et son constituent trois piliers de l’archipel artistique de Videoart — Festival Locarno: A Prospective, qui nous est présenté sans volonté didactique : à l’information — et à ce qu’on pourrait appeler muséographie analytique —, les commissaires de l’exposition préfèrent une approche qui privilégie le fragment, la contamination, voire l’accident. Ce ne sont pas (seulement) des objets qui sont exposés, mais une atmosphère, un Zeitgeist. En montant à l’étage, dans des espaces illuminés par la lumière naturelle qui prélude à l’apothéose paradisiaque de la fresque de von Kupffer, nous avons le contexte parfait pour relever un autre fil rouge de l’exposition : la réflexion sur le médium — déjà anticipée au rez-de-chaussée par les travaux de René Bauermeister. Remarquables, ici, Good Morning Mr. Orwell (1984) de Nam June Paik, première œuvre d’art en diffusion satellitaire, et O Superman (1983) de Laurie Anderson, qui constitue une sorte de synthèse parfaite de tous les aspects qui connotent l’art vidéo de ces années.

Dans une exposition où toutes les œuvres nous sont présentées dans leur version numérisée, Videoart — Festival Locarno: A Prospective rend quand même justice à une passion plutôt analogique pour le médium vidéo. Entre les années 70 et 80, à la réflexion conceptuelle s’alliait toujours le travail de la main — le plaisir de la manipulation — la curiosité de l’œil — non sans l’influence de l’op art et de l’abstraction — et la centralité de l’oreille — la musique électronique devenant souvent la véritable épine dorsale du montage vidéo. Et ce fil rouge analogique, désormais historique, se noue dans une coïncidence géographique locarnaise, entre Ascona et Minusio, où nature et technique trouvent une synthèse originelle. Pendant que le Festival del film Locarno s’ouvre de plus en plus à l’expérimentation et à un discours de continuité entre art et cinéma, l’exposition Videoart — Festival Locarno: A Prospective nous révèle une histoire ancienne derrière cette tendance nouvelle, en inscrivant ainsi le nouveau dans le contexte d’un genius loci.

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Videoart – Festival Locarno: A Prospective | Exhibition | François Bovier, Adeena Mey, Maud Pollien | Centro culturale e museo Elisarion Minusio | 8/8-20/10/2019

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First published: August 22, 2019