To the Ends of the Earth

[…] La caméra de Kurosawa quitte rarement ce corps et ce visage. Elle filme son errance un peu comme Stanley Kubrick filmait la dérive d’un vaisseau spatial dans « 2001 l’Odyssée de l’espace »…

[…] Avec force précision dans sa manière de faire se mouvoir la caméra, de traiter l’espace, d’étirer le temps ou de jouer sur les variations lumineuses ou sonores, le cinéaste dresse discrètement et par l’absurde un état des lieux désenchanté du monde.

Une équipe de télévision japonaise est envoyée en Ouzbékistan pour tourner une émission de divertissement. Son but est de parvenir à filmer le Bramul, poisson mythique qui vit dans les profondeurs du lac Aydar, et dont les images seraient un gage d’audience pour un reportage en quête de sensationnalisme. Mais la créature reste invisible et l’équipe, en panne d’inspiration, ronge son frein en enregistrant sans conviction quelques pastilles dans divers lieux touristiques. Yoko, la présentatrice du programme, se plie sans broncher aux demandes parfois saugrenues du réalisateur et de ses deux collaborateurs qui ne la consultent jamais sur la ligne éditoriale à tenir. Réduite à un rôle de potiche devant la caméra, la jeune femme se retrouve livrée à elle-même entre chaque interruption du tournage. Du fait de son incapacité à s’ouvrir à une culture qu’elle perçoit comme une source d’angoisse et de danger, son séjour va prendre les allures d’une errance paranoïaque, avant de se muer en quête initiatique. 

Habitué à brouiller les pistes et à varier les genres, Kiyoshi Kurosawa signe avec To the Ends of the Earth un beau portrait de femme à la dérive, en fuite vis-à-vis de l’altérité. Ici, point de fantôme ou de tueur en série, mais un vide qui ne cesse de se creuser entre Yoko et les gens qui l’entourent, entre Yoko et une géographie à peu de choses près identique à celle de toutes les villes du monde, mais qu’elle arpente comme s’il s’agissait d’un territoire hostile. Cette profonde inadéquation culturelle et spatiale n’est pas sans rappeler celle du personnage de Karin dans Stromboli. À l’image de l’itinéraire chahuté d’Ingrid Bergman dans le film de Rossellini, la manière d’être de Yoko dans ce « bout du monde » est disruptive. Dans cet environnement nouveau, son corps, si l’on excepte les moments où il est soumis aux exigences du reportage télévisé pour lequel il sert au mieux d’appât, au pire de cobaye (la séquence de la fête foraine dans laquelle le réalisateur pousse la jeune femme à recommencer jusqu’à la nausée une attraction est un sommet d’humour absurde), échoue quasi systématiquement à trouver sa place. L’exotisme kawaii et coloré de Yoko détonne sur les arrière-plans quelque peu ternes de la ville ouzbèke contre lesquels la jeune femme, telle une balle qui aurait dévié de sa trajectoire, vient ricocher. On la retrouve prise de panique devant les regards mi-curieux, mi-débonnaires des passants, pressant le pas et rasant les murs, effrayée devant une menace qui n’existe pas vraiment, ou recroquevillée sous un pont enjambant un cours d’eau.

La caméra de Kurosawa quitte rarement ce corps et ce visage. Elle filme son errance un peu comme Stanley Kubrick filmait la dérive d’un vaisseau spatial dans 2001 l’Odyssée de l’espace, le cinémascope exacerbant le vide autour de la protagoniste et la mise en scène restituant avec élégance sa présence à la fois touchante et énigmatique, jusqu’à ce point de bascule où, à l’issue d’une scène étonnante qui emprunte les codes de la comédie musicale, l’astre perdu semble avoir retrouvé son orbite. Avec force précision dans sa manière de faire se mouvoir la caméra, de traiter l’espace, d’étirer le temps ou de jouer sur les variations lumineuses ou sonores, le cinéaste dresse discrètement et par l’absurde un état des lieux désenchanté du monde. Source ponctuelle de comique, l’incompétence zélée des autres membres de l’équipe de télévision prêterait encore davantage à sourire si elle ne s’accompagnait pas d’un fond de misogynie navrant envers Yoko. Le film invite également à méditer sur ce que devient, à l’ère du tourisme globalisé et de l’hypercommunication amenée par le recours massif aux applications mobiles, la confrontation d’un individu avec lui-même, ou avec ce qui lui est foncièrement étranger et ne satisfait pas immédiatement ses besoins narcissiques.

Faux mélodrame et vrai film de commande (célébrant 25 ans d’entente diplomatique entre le Japon et l’Ouzbékistan), mélancolique et réellement poignant dans sa dernière partie, To the Ends of the Earth a le charme singulier d’un film de fin du monde sans fin du monde, d’un film d’amour sans amour, d’un polar sans victime ni coupable, d’une histoire de fantômes dénuée de fantôme, mais pas de cette qualité d’ambivalence et d’étrangeté que l’on reconnaît au cinéma de Kiyoshi Kurosawa lorsqu’il est à son meilleur.

 

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To the Ends of the Earth | Film | Kiyoshi Kurosawa | JAP-UZB-QAT 2019 | 120’

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First published: July 29, 2020