The Bad Man
[…] Tendresse et violence latente coexistent, Lee Yong-Chao le comprend ainsi et instille au récit à venir une tension sous-jacente, tout en gardant une réserve certaine à l’endroit de ceux qu’il filme.
[…] C’est par ce talent de tenir la bonne distance à laquelle exercer son métier de cinéaste et tout à la fois de développer avec constance et insistance la conversation avec son personnage principal (dont on ne connaîtra ni le nom ni l’âge), que Lee Yong-Chao parvient de ce lointain Myanmar, à esquisser une dimension universelle à ce récit de vie.
Text: Jean Perret
Nous ne saurons jamais où nous sommes exactement, sinon au Myanmar, ni de quelle armée cet homme fut le soldat, personnage principal que Lee Yong-Chao, cinéaste birman formé à Taiwan, approche, observe, questionne. Le récit de sa vie constitue le fil rouge de The Bad Man, dont on parcourt les périodes à partir d’une première information qui est la matrice du film. Incorporé de force, jeune, dans une unité armée, il apprend le métier de soldat qui le transforme en homme dangereux. Orphelin de père, décapité au cours d’un accident avec le camion qu’il conduisait, élevé par ses grands-parents, envoyé dans un orphelinat, laissé aux violences de la guerre, à l’alcool et aux drogues, il s’épuisa aussi au travail dans une mine… « J’ai tué, violé nombre de femmes, menacé ma mère, ma famille avait peur de moi », raconte-t-il sans ambages, alors qu’il séjourne après sa sortie d’hôpital où il fut amputé de la partie inférieure d’une jambe, dans un Centre de réhabilitation. Il y est depuis sept mois et avoue sa difficulté à se faire à cette nouvelle discipline au début.
Le film débute sur une partition musicale en crescendo inscrivant d’emblée une tension, alors qu’en plan rapproché un jeune homme assis sur une chaise en plein air joue avec un chiot. Il le caresse, puis le porte par la tête alors que le petit chien se débat et lâche un aboiement aigu. D’ailleurs, plus tard, ces chiots qui ont uriné sur son lit, ne devrait-il pas les éliminer, dit-il fâché en train de laver son drap ! Tendresse et violence latente coexistent, Lee Yong-Chao le comprend ainsi et instille au récit à venir une tension sous-jacente, tout en gardant une réserve certaine à l’endroit de ceux qu’il filme. Point d’empathie complaisante, mais la rigueur du cinéaste documentariste confronté la complexité psychologique des gens de cette communauté de fortune. L’ultime plan du film en est l’expression particulièrement pénible : après la toute fin du générique, un jeune chien est violemment plongé dans de l’eau, il se débat, aboie, cherche à mordre, alors que les hommes rient. Jeu de main, jeu de vilain, semble devoir insister le réalisateur.
Mais The Bad Man, titre anglais assez maladroit en ce qu’il est trop univoque, prend avec patience le temps de décrire en plans fixes la vie quotidienne de la communauté dont le responsable évoque avec humilité sa prochaine retraite, dans sept ans, avec sa femme qui tient, elle, un orphelinat. Son souhait, pouvoir remettre son Centre à ces hommes qui y ont trouvé sens à leur vie, dans un pays pacifié. Toilette enjouée de tous autour d’un bassin d’eau, repas en commun, match de football, jeu de balle, que l’on se passe, coincée entre épaule et menton, d’un homme à un autre sans qu’elle ne tombe, mettent en exergue les vertus de la solidarité. Si un jeu de pions conduit à un début de conflit entre deux hommes, ceux-ci apprendront à s’en excuser. Le spectateur est invité à imaginer de quelle pédagogie est faite la vie du Centre. Sans s’y appesantir, on assiste pour un bref moment à un cours d’éducation civique et de dehors, sous la pluie, on distingue les membres de la communauté réunis en prière dans la chapelle du Centre.
Aucun recours à des commentaires, ni explicitation quant aux parcours des hommes, aucun souci didactique, qui aurait pu les réduire à des cas particuliers inscrits dans un contexte social, politique et culturel défini. Voudrions-nous connaître les circonstances dans lesquelles le personnage principal a évolué, qu’il nous reviendrait de nous documenter, de lire le dossier de production en ligne ou les textes hâtifs des catalogues de festivals ! C’est par ce talent de tenir la bonne distance à laquelle exercer son métier de cinéaste et tout à la fois de développer avec constance et insistance la conversation avec son personnage principal (dont on ne connaîtra ni le nom ni l’âge), que Lee Yong-Chao parvient de ce lointain Myanmar, à esquisser une dimension universelle à ce récit de vie.
Ainsi, la dernière partie de l’histoire de l’homme à la jambe amputée portant sur son exécution à bout portant d’un de ses hommes a valeur tragiquement exemplaire. Ce soldat refusait d’obtempérer à ses ordres. Soûl, humilié, il lui tire neuf balles dans le ventre et la tête. En a-t-il des remords, lui qui croit en Dieu, demande-t-il pardon à sa victime, lui qui était bouddhiste ? Ce long entretien en deux plans est passionnant, le cinéaste insiste, relance, pose des questions de détail (combien de balles tirées, avec quel fusil ?) et l’homme répète, développe, explique sa vision dont on saisit combien elle est baignée de violences, de traumatismes, d’humiliations. Le film approfondit cette tragédie humaine d’un homme, qui s’est engagé à devenir, avec l’aide de Dieu, un good man.
Mais Lee Yong-Chao, au lieu de mettre alors un terme au film, tient à insister sur la violence qui émaille la vie quotidienne, ne fut-ce qu’entre l’homme et l’animal, à l’image de la mise à mort du cochon dont l’agonie est imposée, pour la deuxième fois, en longue durée. Le raccord entre le récit qui précède, le meurtre du soldat, et la mise à mort brutale du cochon, s’impose sur un mode pour le moins douteux.
En fait, le cinéaste révèle au terme de The Bad Man sa difficulté à cerner son personnage. Il ne le lâche pas encore et le filme alors qu’il est en larmes à l’église, une bible ouverte devant lui. Il cadre, recadre, décadre légèrement, il semble peiner à se saisir de son visage – son filmage n’aura jamais été aussi agité qu’à ce moment-là. Qui plus est, sur une image noire soulignée de musique, Lee Yong-Chao continue de mettre à la question son protagoniste en lui demandant s’il parvient à dormir la nuit. Et lui, toujours concentré, calme, de répondre qu’il n’a pas peur de son passé.
Cet homme-là comme tous les hommes stigmatisés par d’effarantes violences commises et subies occupent une place considérable au quotidien de l’histoire passée et du temps présent. Combien de Centres tel celui découvert dans la campagne birmane, combien de ces lieux exfiltrés de la fureur du monde, faudrait-il donc ouvrir pour les accueillir ?
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Info
The Bad Man | Film | Lee Yong-Chao | TWN 2021 | 76’ | Locarno Film Festival 2021, Semaine de la critique
First published: August 24, 2021