Tesnota

[…] Père-fille, sœur-frère, enfant-mère sont autant des nœuds indissolubles avec lesquels le récit filmique s’ouvre quasiment comme une chorégraphie, les corps ne constituant qu’un seul corps collectif.

[…] La force de ce film est toute dans la coïncidence étrange entre un récit d’émancipation qui chante la liberté individuelle et une histoire de prise de conscience sociale — et politique — qui permet une reconsidération adulte du rôle de fille dans une famille.

[…] La relation de passion et d’hésitation à la fois entre la juive Ilana et le kabarde Zelim synthétise et symbolise le contraste entre la pulsion humaniste et la haine interethnique, entre l’amour et la violence, entre la cohabitation pacifique et le besoin d’exclusion et d’ennemis.

“Tesnota” signifie “étroitesse”, et dans son film Kantemir Balagov décline ce thème en partant du corps. La caméra suit de près, physiquement, les membres d’une famille juive à Naltchik, capitale de la république de Kabardino-Balkarie dans le Caucase du Nord. Entre eux, il ne semble pas y avoir de solution de continuité : père-fille, sœur-frère, enfant-mère sont autant des nœuds indissolubles avec lesquels le récit filmique s’ouvre quasiment comme une chorégraphie, les corps ne constituant qu’un seul corps collectif. Et les puissants liens familiaux se nouent bientôt aux liens de la communauté juive réunie pour les fiançailles du jeune frère d’Ilana, protagoniste dont Tesnota adopte le point de vue. L’harmonie de la solidarité se mélange aux traditions et aux formalités rituelles d’une communauté qu’on découvre soudée plus par la peur et la défense que par un vrai partage de valeurs. Puis, le kidnapping du jeune couple servira d’occasion pour révéler l’individualisme et le cynisme de ce corps collectif désormais fragmenté. Le poids des décisions revient donc à la seule famille d’Ilana, qui se trouve ainsi soumise à une épreuve difficile où les différentes individualités — particulièrement celle d’Ilana — vont émerger en mettant en danger l’unité de la famille elle-même.

Par ce biais, Tesnota suit Ilana dans un parcours d’ouverture — d’elle à sa famille, à sa communauté, à la société qui l’entoure — pour ensuite revenir à l’individualité d’Ilana, laquelle se trouve dans une confrontation toujours plus dure avec les autres, où elle devra assumer son indépendance et sa solitude à la fois. Le film, soi-disant tourné en 1998 et dont l’histoire est déclarée être vraie, a une tonalité documentaire par laquelle Balagov exprime sa double critique de l’hypocrisie de la communauté juive et plus généralement de la barbarie engendrée par toute séparation ethnique. Malgré cet engagement critique-documentaire, le film laisse finalement la place principale au drame psychologique de la jeune femme en train de former sa personnalité face aux autres. Ilana se retrouve obligée de vivre un double coming-of-age : elle passe du rôle de la brave fille à celui de l’adolescente rebelle, mais aussi de ce dernier à celui de la femme adulte qui assume ses responsabilités. La force de ce film est toute dans la coïncidence étrange entre un récit d’émancipation qui chante la liberté individuelle et une histoire de prise de conscience sociale — et politique — qui permet une reconsidération adulte du rôle de fille dans une famille. À la fin du film, Ilana n’aura pas seulement remplacé le père dans son rôle de guide de la famille, mais aussi dépassé la mère dans son rôle d’accueil et de compréhension des faiblesses de chacun.

La coïncidence particulière de ces devenirs de liberté et de responsabilité — de libération et de responsabilisation — est accentuée par la tension qui domine le récit de Tesnota entre le cocon familial et une société rude et violente. Le drame psychologique redevient ainsi un drame social : la relation de passion et d’hésitation à la fois entre la juive Ilana et le kabarde Zelim synthétise et symbolise le contraste entre la pulsion humaniste et la haine interethnique, entre l’amour et la violence, entre la cohabitation pacifique et le besoin d’exclusion et d’ennemis. C’est dans ce cadre plus général qu’il faudra interpréter les prises de position pas nécessairement impartiales de Balagov, lequel par exemple insère dans son film un document d’archives où l’on voit un jeune soldat russe brutalement tué par des combattants tchétchènes — insertion qui ne pourra que plaire à la propagande anti-tchétchène du gouvernement russe… Mais il s’agit là seulement d’une pièce dans la mosaïque plus complexe d’un drame sans solutions faciles entre individu et famille, individu et communauté, individu et société.

Si la dramaturgie de Tesnota souffre un peu d’une organisation pas toujours fluide, presque divisée en tableaux, mais aussi sauvée par un bon montage, on ne peut que louer l’impressionnant travail des acteurs — Darya Zhovner (Ilana) au premier chef — comme aussi d’une caméra toujours très expressive et particulièrement attentive aux détails psychologiques. Le final ouvert, où réconciliation familiale et résistance individuelle continuent à coexister sans rien céder, permet à ce film de se poursuivre dans nos réflexions, qui constituent le nécessaire complément d’un récit complexe et d’une œuvre particulièrement mûre pour un premier long-métrage.

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Screenings in March 2019 at Festival YESH! Zürich 2019 

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Tesnota | Film | Kantemir Balagov | RUS 2017 | 118’ | Festival YESH! Zürich 2019

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First published: April 12, 2018