Tardes de soledad
[…] Albert Serra croit au cinéma comme rituel – qui n’est pas la plus sotte des manières de se confronter à la complexité du réel.
Text: Emilien Gür

Regarder la mort au travail
Dans Tardes de soledad (en anglais : Afternoons of Solitude, l’un des plus beaux titres jamais inventés), Albert Serra regarde la mort droit dans les yeux. Pour donner raison à Cocteau qui disait : « Le cinéma, c’est filmer la mort au travail » – axiome dont il avait déjà éprouvé la pertinence dans La mort de Louis XIV (2016) –, mais surtout pour invalider la formule Jean-Luc Godard : « Ce n’est pas du sang, c’est du rouge ». Car le cinéaste espagnol ne filme pas de la peinture, mais le sang des bêtes (et nous voilà ramenés à Georges Franju… De toute façon, impossible de sortir de ce labyrinthe de référence et de citations, qui ont toutes comme sujet le cinéma, une fois que l’on réalise que la matière filmique d’Albert Serra – la corrida – inspira à André Bazin son célèbre essai « La mort à l’écran »). (D’ailleurs, le cinéma c’est quoi ? Des costumes, des héros, des taureaux. Un œil qui se ferme à jamais, un corps qui chute, un trajet en voiture. Le temps qui passe et se répète, comme un rituel tragique et dérisoire). Albert Serra croit au cinéma comme rituel – qui n’est pas la plus sotte des manières de se confronter à la complexité du réel – et s’intéresse à la corrida en tant que rituel. Aussi son film se situe-t-il à la fois dans le temps et hors du temps, suspendu aux faits et gestes du torero face au taureau comme si plus rien d’autre n’avait d’importance. Équipé de plusieurs caméras (3, 4, 5, qui dit mieux ?), le cinéaste filme uniquement ce qui se déroule au sein de l’arène sans jamais montrer une seule fois le public : il se concentre sur la concentration du torero, accaparé par son face-à-face avec la bête. Sur le spectacle, son esthétique, sa barbarie. Quelques échappées : des trajets en voiture après les combats, durant lesquels l’équipe du toréador ne se lasse pas de complimenter celui-ci sur sa performance – on comprend rapidement que cette logorrhée verbale fait également partie du rituel – ou la préparation vestimentaire du torero. Tout est spectacle, tout est mise en scène.
En ouverture du film, un taureau filmé dans la nuit, de face. Il nous regarde. Au loin, c’est-à-dire tout près, on entend son souffle (on sait qu’Albert Serra aime s’amuser avec une panoplie de caméras et le sujet de son film se prête « à merveille » à ce jeu, mais qu’on se le dise : le coup de force du film, ce n’est pas l’image, mais le son – ces frottements de pieds et de sabots sur le sol de l’arène, ces silences (de mort), les acclamations du public, lointaines, très lointaines, comme venues d’un autre monde : on n’avait rien entendu d’aussi puissant depuis longtemps). Un peu plus tard, un taureau meurt sous nos yeux. On voit son œil se fermer. C’est terrible. Il n’y a pas de mot pour décrire le trépas de cet animal. Ce qui est plus terrible encore, c’est qu’après avoir vu cinq autres taureaux perdre la vie l’émotion ressentie n’est plus la même. Comme si, entretemps, nous nous étions habitué·es à voir la mort à l’écran (qu’en dirait Bazin ? Certainement pas du bien. Heureusement pour lui qu’Albert Serra n’a pas filmé les orgies auxquels doivent certainement s’adonner ces toréadors – mais chut, c’est plus mon imaginaire que le film qui parle – et surtout paix à son âme). De quel côté se situe la solitude ? Du toréador ? Du taureau ? De notre regard conditionné à force d’avoir vu se répéter pendant plus de deux heures le rituel de la corrida, qui est par ailleurs une sacrée boucherie ? « Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement », écrivait François de La Rochefoucauld. La mise en scène de la mort, oui.
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Screenings at Visions du Réel Nyon 2025
Info
Tardes de Soledad | Film | Albert Serra | ES-FR-PT 2024 | 125’ | San Sebastian Film Festival 2024, Visions de Réel Nyon 2025 | CH-Distribution: Sister Distribution
First published: April 04, 2025