Tardes de soledad | San Sebastian Film Festival
Cette année, la mort planait à San Sebastian : sur les plages désertes et dans les salles de cinéma, alors que plusieurs films de la compétition se saisissaient du trépas comme question de mise en scène.
[…] Albert Serra croit au cinéma comme rituel – qui n’est pas la plus sotte des manières de se confronter à la complexité du réel.
Text: Emilien Gür
Mort à San Sebastian
Atteint d’un cancer au stade terminal, un réalisateur de documentaires renommé accepte de donner une dernière interview à deux de ses ancien·nes étudiant·es. Le temps d’un après-midi, le salon au plafond bas de son vaste manoir montréalais se transforme en studio. À distance du couple de réalisateurs·rices et de leur assistante, le vieil homme plongé dans le noir fait face à la caméra, prêt à se raconter, son épouse assise à ses côtés. C’est à elle qu’il adresse ces ultimes paroles avant la mort, événement cinématographique par excellence puisqu’elle accomplit « un fulgurant montage de notre vie », pour reprendre les mots de Pier Paolo Pasolini. L’adaptation du roman Oh, Canada de Russell Banks par Paul Schrader est bel et bien un film de montage, multipliant les allers-retours entre le présent de l’interview et l’évocation des jeunes années du documentariste. Fatigué, celui-ci perd peu à peu le fil de son récit, conçu comme une confession : le réalisateur moribond raconte dans quelles circonstances il quitta les États-Unis à la fin des années 1960, abandonnant sa première femme après une fausse couche. Le contrôle du montage final de sa propre vie, destiné à démonter le mythe échafaudé autour de son arrivée au Canada – jusqu’alors toujours soigneusement présentée comme un acte de désertion afin de ne pas servir au Viêt Nam –, échappe au narrateur, de moins en moins linéaire et truffé de lacunes. Habile scénariste, Paul Schrader conçoit son film comme un jeu de pistes où celui qui voulait faire révéler son véritable visage se retrouve piégé par la maladie, nouveau masque qui opacifie la vérité. Avec la retenue qui caractérise son travail de metteur en scène, le cinéaste filme un homme qui chancelle, un corps peu à peu abandonné par la vie, une parole progressivement habitée par la mort, à laquelle revient le dernier mot.
La mort comme mise en scène
Dans The Room Next Door de Pedro Almodovar, récit des dernières semaines d’une femme en proie à un cancer qui choisit de mettre fin à ses jours en compagnie d’une amie de longue date, la mise en scène l’emporte sur la mort. Durant plus de la moitié du film, le personnage incarné par Tilda Swinton prépare avec minutie ses derniers instants, orchestrés dans une luxueuse villa de campagne aussi coupée du monde que l’est le cinéma d’Almodovar. Dans cette célébration des classes aisées, le réalisateur promène son regard complaisant sur le goût et les préoccupations d’une poignée d’intellectuel·les new yorkais·es, occupé·es à mourir sur des divans immaculés et à exaucer leurs derniers souhaits (revoir The Dead de John Huston), totalement centré·es sur eux·elles-mêmes mais tout de même préoccupé·es par le réchauffement climatique et la montée des populismes d’extrême droite (quand même…). Il faut admettre qu’il est plus agréable de trépasser sur une chaise longue en terrasse que dans un logement social… Alors que la mort devient matière à une story Instagram, elle prend paradoxalement sa revanche sur la mise en scène : auto-référentielle, figée, inerte. La vie a depuis longtemps déserté ce cinéma-là.
Regarder la mort au travail
Dans Tardes de soledad (en anglais : Afternoons of Solitude, l’un des plus beaux titres jamais inventés), Albert Serra regarde la mort droit dans les yeux. Pour donner raison à Cocteau qui disait : « Le cinéma, c’est filmer la mort au travail » – axiome dont il avait déjà éprouvé la pertinence dans La mort de Louis XIV (2016) –, mais surtout pour invalider la formule Jean-Luc Godard : « Ce n’est pas du sang, c’est du rouge ». Car le cinéaste espagnol ne filme pas de la peinture, mais le sang des bêtes (et nous voilà ramenés à Georges Franju… De toute façon, impossible de sortir de ce labyrinthe de référence et de citations, qui ont toutes comme sujet le cinéma, une fois que l’on réalise que la matière filmique d’Albert Serra – la corrida – inspira à André Bazin son célèbre essai « La mort à l’écran »). (D’ailleurs, le cinéma c’est quoi ? Des costumes, des héros, des taureaux. Un œil qui se ferme à jamais, un corps qui chute, un trajet en voiture. Le temps qui passe et se répète, comme un rituel tragique et dérisoire). Albert Serra croit au cinéma comme rituel – qui n’est pas la plus sotte des manières de se confronter à la complexité du réel – et s’intéresse à la corrida en tant que rituel. Aussi son film se situe-t-il à la fois dans le temps et hors du temps, suspendu aux faits et gestes du torero face au taureau comme si plus rien d’autre n’avait d’importance. Équipé de plusieurs caméras (3, 4, 5, qui dit mieux ?), le cinéaste filme uniquement ce qui se déroule au sein de l’arène sans jamais montrer une seule fois le public : il se concentre sur la concentration du torero, accaparé par son face-à-face avec la bête. Sur le spectacle, son esthétique, sa barbarie. Quelques échappées : des trajets en voiture après les combats, durant lesquels l’équipe du toréador ne se lasse pas de complimenter celui-ci sur sa performance – on comprend rapidement que cette logorrhée verbale fait également partie du rituel – ou la préparation vestimentaire du torero. Tout est spectacle, tout est mise en scène.
En ouverture du film, un taureau filmé dans la nuit, de face. Il nous regarde. Au loin, c’est-à-dire tout près, on entend son souffle (on sait qu’Albert Serra aime s’amuser avec une panoplie de caméras et le sujet de son film se prête « à merveille » à ce jeu, mais qu’on se le dise : le coup de force du film, ce n’est pas l’image, mais le son – ces frottements de pieds et de sabots sur le sol de l’arène, ces silences (de mort), les acclamations du public, lointaines, très lointaines, comme venues d’un autre monde : on n’avait rien entendu d’aussi puissant depuis longtemps). Un peu plus tard, un taureau meurt sous nos yeux. On voit son œil se fermer. C’est terrible. Il n’y a pas de mot pour décrire le trépas de cet animal. Ce qui est plus terrible encore, c’est qu’après avoir vu cinq autres taureaux perdre la vie l’émotion ressentie n’est plus la même. Comme si, entretemps, nous nous étions habitué·es à voir la mort à l’écran (qu’en dirait Bazin ? Certainement pas du bien. Heureusement pour lui qu’Albert Serra n’a pas filmé les orgies auxquels doivent certainement s’adonner ces toréadors – mais chut, c’est plus mon imaginaire que le film qui parle – et surtout paix à son âme). De quel côté se situe la solitude ? Du toréador ? Du taureau ? De notre regard conditionné à force d’avoir vu se répéter pendant plus de deux heures le rituel de la corrida, qui est par ailleurs une sacrée boucherie ? « Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement », écrivait François de La Rochefoucauld. La mise en scène de la mort, oui.
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Oh, Canada | Film | Paul Schrader | USA 2024 | 95’ | San Sebastian Film Festival 2024
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The Room Next Door – La habitacion de al lado | Film | Pedro Almodovar | ES 2024 | 110’ | San Sebastian Film Festival 2024
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First published: October 06, 2024