Takara - La nuit où j'ai nagé

[…] «Takara» s’inscrit donc sous le signe de cette absence et d’une recherche, celle du petit, qui oscille entre aventure et véritable quête. C’est là toute l’hésitation productive dont ce film est fait.

[…] Nous plongeons alors dans une nouvelle cartographie de l’attention, où l’infime côtoie l’important (pour nous), où détours, distractions et pauses réclament leur temps, où le rien lui-même accompagne fidèlement la pulsion d’avancer.

[…] Le spectateur va décider tout de suite s’il veut s’adonner à cette expérience et, s’il le fait, il sera gâté de découvertes, de détails qui ouvrent des mondes, de douceur et de souffrance. Si le cinéma est conçu comme un lieu et un temps d’expérience, alors «Takara» en est l’exemple accompli.

Nord du Japon, hiver, neige. Le petit Takara perd un gant et continue sa marche. C’est le matin et il vient de se détourner du chemin pour l’école. Il dépasse une clôture et s’aventure dans la ville, il prend un train, il va loin. Sait-il où il va ? La façon de marcher, pas toujours coordonnée, presque aléatoire, exprime hésitation, hasard. Takara semble ivre, et nous repensons à sa nuit (une parmi d’autres ?) blanche, inquiète, scène qui ouvre le film dans l’obscurité sombre d’un monde où rêve et nuit se mélangent. Dans cette nuit, le père de l’enfant sort de la maison très tôt pour aller travailler au marché de poisson. Takara s’inscrit donc sous le signe de cette absence et d’une recherche, celle du petit, qui oscille entre aventure et véritable quête. C’est là toute l’hésitation productive dont ce film est fait.

Mais si le regard rêveur de Takara et son aventure souvent surréelle à travers des chemins non familiers recouverts de neige pourraient tisser une ligne dramaturgique onirique, le duo Damien Manivel et Kohei Igarashi savent bien ancrer leur protagoniste dans la réalité. Même si l’on pourrait se plaire à élever ce récit au niveau du conte allégorique ou bien de la fable, la narration reste toujours solidement réaliste, vraisemblable — renvoyant plutôt au mélange d’anonymat et de respect qui marque l’espace public japonais, ce qui permet à l’enfant d’aller si loin sans jamais entrer en contact avec autrui. On pourrait dire qu’à l’absence du père fait écho l’absence de relations sociales. Il faudra attendre que Takara s’installe dans un espace privé, une voiture, pour que quelqu’un sente l’obligation de s’occuper de lui.

Réalité, certes, mais réalité d’un enfant. Bien que la caméra assume rarement la position du protagoniste, des cadres au choix des événements en passant le rythme de la narration, tout parle de la perspective de l’enfant. Nous plongeons alors dans une nouvelle cartographie de l’attention, où l’infime côtoie l’important (pour nous), où détours, distractions et pauses réclament leur temps, où le rien lui-même accompagne fidèlement la pulsion d’avancer. Par ailleurs, quel âge a-t-il, Takara ? Très difficile à dire, il semble plutôt grand, a des gestes de petit garçon, prend des décisions, mais la façon incertaine de marcher, l’absence de parole, les fréquents moments d’enchantement nous font plutôt penser à un tout petit enfant. Encore une hésitation productive, car elle nous plonge dans cet âge où la mesure temporelle n’est pas encore clarifiée. Takara est enfant, est l’enfantin lui-même.

Cinématographiquement, Manivel et Igarashi osent beaucoup au début du film, car sa narration démarre très lentement, la parole y est absente — ce sera le cas tout du long (ce qui d’ailleurs nous permet de plonger encore plus efficacement dans le Japon sans pour autant le thématiser comme tel) — et le visage de l’enfant lui-même émerge rarement dans des gros plans. Ce sont plutôt les effets de lumières, les bruits, les dessins et les photos de Takara qui nous transportent dans un récit avec ses propres règles : partager la perception de Takara, voyager avec lui, l’écouter – et imaginer la seule relation dans laquelle il semble réussir, celle avec les animaux. Le spectateur va décider tout de suite s’il veut s’adonner à cette expérience et, s’il le fait, il sera gâté de découvertes, de détails qui ouvrent des mondes, de douceur et de souffrance. Si le cinéma est conçu comme un lieu et un temps d’expérience, alors Takara en est l’exemple accompli. Sans adrénaline, sans une thématique brûlante – quoi qu’un enfant qui cherche son père absent n’est pas non plus un sujet mineur… — mais avec un récit authentique, fait d’yeux qui regardent vraiment, de mains qui touchent vraiment, un récit qui met en scène un héros malgré soi, un petit géant dans la neige. Il avance dans sa marche avec décision et hésitation à la fois — ce qui peut-être n’est rien d’autre que la figure parfaite de notre avancée dans l’existence.

Watch

Screenings in Swiss cinema theatres 

Info

Takara – La nuit où j’ai nagé | Film | Damien Manivel, Kohei Igarashi | JAP-FR 2017 | 78’ | Ginmaku Japanese Film Festival Zürich 2019

More Info

First published: May 30, 2019