somniloquies

[…] Si ces images ont un lien avec la voix de McGregor, c'est plutôt par l'idée de sa mise à nue à lui, à travers l'exposition de quelque chose d'aussi intime qu'un rêve. Encore une fois, Paravel & Castaing-Taylor se penchent sur la question du voyeurisme, dont ils nous proposent une expérience extrême.

[…] Dans cette indétermination, c'est l'anonymat qui prime : l'anonymat des corps dormants caressés par la caméra, et l'anonymat des rêves de McGregor, dont l'auteur est finalement beaucoup moins McGregor lui-même que l'imaginaire de toute une société et de toute une époque.

[…] L'"illusion lucide" que nous faisons du son et de l'image dans la salle obscure paraîtra particulièrement semblable à l'émergence de l'expression verbale depuis l'activité semi-consciente du rêve.

Plus qu’un film expérimental, somniloquies est un film d’exploration, car en s’appropriant des enregistrements de la voix d’un champion de la somniloquie comme Dion McGregor (réalisés dans les années 60 par son ami Michael Barr), Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor s’aventurent dans le monde des rêves avec un instrument d’exception. La voix de McGregor semble en effet traduire directement les images qu’il voit en rêve ; plus encore, elle est elle-même protagoniste des rêves, aussi parce que ces derniers sont souvent construits de façon dialogique — avec d’autres personnes, avec soi-même. Il y a donc un côté curiosité, voire monstre de foire, dans cette enquête qui nous fait promener dans une ville de nains, des scénarios apocalyptiques, mais surtout dans les fantaisies sexuelles du rêveur.

Mais si le geste enquêteur du film exprime l’attitude des Lumières consistant à illuminer le sombre et l’inconnu, la solution filmique que les deux réalisateurs ont choisie exprime plutôt la recherche d’une dialectique stimulante et complice avec le phénomène analysé. L’image à l’écran ne nous dévoile pas le héros de la somniloquie ni ne s’engage à une explication visuelle de ses talents ; elle nous montre seulement les corps nus de plusieurs dormeurs, sans qu’il y ait ici l’intention de révéler — ou de nous laisser imaginer — la source physique des mots rêveurs qu’on écoute. Si ces images ont un lien avec la voix de McGregor, c’est plutôt par l’idée de sa mise à nue à lui, à travers l’exposition de quelque chose d’aussi intime qu’un rêve. Encore une fois, Paravel & Castaing-Taylor se penchent sur la question du voyeurisme, dont ils nous proposent une expérience extrême — et je renvoie à mon article sur leur film Caniba pour une discussion du sujet.

Mais, comme dans le cas de Caniba, l’“extrémité” du voyeurisme coïncide avec son échec. Les corps nus sont filmés de très près avec une optique floue et déformée qui les rend presque liquides, exactement comme le sont les rêves : le voyeurisme entre en dialectique avec l’insaisissable, avec une matière qui s’échappe, dont les contours demeurent indéterminés. Dans cette indétermination, c’est l’anonymat qui prime : l’anonymat des corps dormants caressés par la caméra, et l’anonymat des rêves de McGregor, dont l’auteur est finalement beaucoup moins McGregor lui-même que l’imaginaire de toute une société et de toute une époque.

Paravel et Castaing-Taylor se montrent rigoureux avec leur choix minimaliste pour ce film. Ce qui frappe, surtout, est le manque de développement pendant les 73 minutes de somniloquies : après un certain moment, seule la curiosité pour la prochaine fantaisie de McGregor anime une dramaturgie qui se déploie inexorablement comme la démonstration d’un théorème. Il y a bien une rigueur un peu scolastique dans la conception de ce film, au moins jusqu’à la séquence, vers sa fin, où l’écoute d’un nouveau rêve est accompagnée par l’écran noir. Il s’agit d’une variation significative, car nous faisons ainsi l’expérience de la facilité avec laquelle, cette fois-ci, nous pouvons suivre le rêve ; et par ce biais nous comprenons l’importance fondamentale, pour le sens cinématographique du film, de la dialectique entre les rêves parlés et les images.

Peut-être la rigueur quelque peu austère de somniloquies se révèle-t-elle enfin productrice, car nous nous retrouvons avec du temps pour réfléchir à notre situation de spectateurs dans la salle obscure. S’éloigner de l’immersion cinématographique devient alors l’occasion de constater l’intrigante proximité entre l’expérience de la somniloquie et l’expérience du cinéma lui-même. L’“illusion lucide” que nous faisons du son et de l’image dans la salle obscure paraîtra particulièrement semblable à l’émergence de l’expression verbale depuis l’activité semi-consciente du rêve. Il s’agit toujours d’une matérialisation de l’imaginaire ; une matérialisation prisonnière de son indétermination mais aussi libre de par cette indétermination. Et voilà, cette réflexion nous replonge finalement dans le film lui-même, c’est-à-dire dans une lecture au premier degré du film : des corps dormants, qui flottent dans un espace parfois liquide, et l’absurdité amusante et poétique d’un monologue rêveur, d’une somniloquie.

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somniloquies | Film | Véréna Paravel, Lucien Castaing-Taylor | FR-UK-USA 2017 | 73’ | Filmpodium Zürich

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First published: February 22, 2018