Sauve qui peut
[…] L’engagement de Alexe Poukine consiste à filmer les mises en scène, toujours à deux caméras, à observer combien ces jeux de rôles sont impressionnants de réalisme psychologique.
[…] Le film gagne en densité dramaturgique à saisir pour de vrai la parole faisant état de malaises profonds, d’épuisement, de sentiment de culpabilité à ne pouvoir accomplir les responsabilités au quotidien, alors que les tâches bureaucratiques sont envahissantes.
Text: Jean Perret
On sait l’agrément tacite selon lequel « je sais bien, mais quand même ». Je sais que c’est du cinéma, de la mise en scène, du factice, que les images ne correspondent pas au vrai monde, mais néanmoins, en toute conscience – faite pour partie d’inconscience – je crois en ces histoires racontées. Le spectateur de cinéma est crédule, condition de son adhésion au spectacle cinématographique. Alexe Poukine en joue avec malice intelligente tout au cours de Sauve qui peut.
La cinéaste belge de 42 ans, qui avait réalisé Sans frapper en 2019 avec pour thème le viol, place ici au centre de son attestation le geste médical. La relation au malade est essentielle, qui sait être complexe sur le plan psychologique quand il s’agit d’expliciter à un homme alité qu’un cancer est en train de le condamner à court terme. Séquence d’ouverture ! Le médecin ne paraît point trop à l’aise à décrire la gravité de la situation ni à préciser les thérapies à mettre en œuvre. Champs-contre-champs pour un intense échange. Pourtant, la scène qui précède cet entretien est énigmatique : l’homme malade étudie avec une femme – serait-elle son épouse ? – le descriptif de l’état du mal qui le ronge.
« OK, sortez du rôle », dit hors-champ une femme, mettant abruptement un terme à la consultation. Et de comprendre qu’il s’agissait d’une scène jouée, que le patient est un acteur spécialisé dans ce genre de simulation, alors que le médecin joue son rôle de futur médecin diplômé. Il est en formation. Cette séquence inaugurale met alors en scène les formatrices qui ont assisté à la scène et qui en font la critique pédagogique, son anamnèse.
Nous aurons été dupés pour la bonne cause. L’homme, qui réapparait plus tard, mémorisait quelques notions de son dossier médical fictif, et a fait croire, en vrai comédien, qu’il était au plus mal – mettant au défi le chirurgien en formation de faire valoir son statut de spécialiste en oncologie.
Les futurs soignants suivent des voies de formation ardues, à preuve les trois jeunes en BA 2ème année : ils sont invités à mener un entretien avec une femme qui souhaite un bilan de santé. Qu’ils sont empruntés à poser des questions, à établir une relation professionnelle et empathique, que d’hésitations ! Autre moment, lui carrément drôle, celui du patient qui fait avec de larges sourires insistants du charme à la doctoresse qui l’accueille. Comment dès lors déjouer en futur professionnel cette tentative de séduction fort bien simulée !
L’engagement de Alexe Poukine consiste à filmer les mises en scène, toujours à deux caméras, à observer combien ces jeux de rôles sont impressionnants de réalisme psychologique – au point souvent pour le spectateur d’être piégé et de d’y croire « pour de vrai ». De ce point de vue, la séquence du syndrome d’épuisement professionnel (burn out), qui afflige une infirmière en face de ses collègues, est saisissante.
Si le film paraît manquer de cohérence en termes de filmage – six différentes personnes en signent les images – il n’en demeure pas moins accompli par la force de la présence des personnes qui en sont les protagonistes, tout autant que par les enjeux qu’ils incarnent. Sauve qui peut est ambitieux. Ainsi, il ne se satisfait pas seulement des scènes jouées, qui se prolongent au cours d’un séminaire organisé par le Théâtre-forum de l’Opprimé. La dramaturgie développe progressivement un ensemble d’éléments permettant de prendre la mesure des disfonctionnements alarmants au sein des institutions hospitalières en mal de personnel soignant susceptible d’exercer en des conditions satisfaisantes leur métier. Le film gagne en densité dramaturgique à saisir pour de vrai la parole faisant état de malaises profonds, d’épuisement, de sentiment de culpabilité à ne pouvoir accomplir les responsabilités au quotidien, alors que les tâches bureaucratiques sont envahissantes. Ne pouvant être des surhommes, des surfemmes, certaines se suicident. « Le système est maltraitant, le néolibéralisme est maltraitant ». Sauve qui peut se joue sans guère de doute par-delà les jeux de rôles.
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Info
Sauve qui peut | Film | Alexe Poukine | BE-FR-CH 2024 | 98’ | Visions du Réel Nyon 2024 | Special Mention National Competition at Visions du Réel Nyon 2024
First published: April 29, 2024