Samouni Road

[…] Le cinéaste se pose résolument la question de la représentation de la tragédie. Comment donc filmer la violence, la souffrance, l’exécution d’hommes, de femmes, d’enfants ? Comment voir alors que l’on n’a rien vu ?

[…] Venu d’une autre planète cinématographique, Stefano Savona, parfaitement informé des événements à Gaza, mesure la considérable difficulté éthique de s’en approcher, voire de se les approprier, nonobstant ses expériences de tournages sur place. Il décide dès lors de mettre en chantier une collaboration avec Simone Massi, un Italien, « animatore resistente », comme il le dit de lui-même.

[…] Ainsi, dès la sixième minute, ce sont des réminiscences de rêves qui emplissent l’écran par le truchement de dessins animés aux mille traits nerveux et vacillants.

Text: Jean Perret

TENTATIVE DE RECIT

Et pourtant, il faut que ces histoires-là soient racontées, que l’opération Plomb durci exécutée par Israël à Gaza du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009 fasse l’objet d’un récit, que la violence fasse histoire. Il a fallu que Claude Lanzmann prenne la mesure de la Shoah, que Patricio Guzmán raconte le coup d’État fasciste au Chili, qu’auparavant Fernando Solanas embrasse l’entier de la lutte des classes en Amérique latine, ou encore que Vitali Manski stigmatise la scène du totalitarisme en Corée du Nord, pour que les ignominies soient dénommées dans l’histoire des hommes. Mais on sait que le silence s’immisce dans les mémoires meurtries, chape de plomb pour celles et ceux qui ont survécu à l’enfer des abominations. Primo Levi a survécu aux camps, a écrit au-delà de ses forces et a cédé au silence de la mort qu’il s’est donnée. Amal, la jeune fille de Samouni Road sait cela. Elle ne se rappelle d’aucune histoire, ne sait comment raconter ce qui s’est déroulé devant ses yeux, à commencer par l’exécution à bout portant de son père sur le seuil de leur maison. Au total, vingt-neuf membres de sa famille furent victimes de la géhenne.

Stefano Savona éprouve le besoin impérieux de raconter ce qui s’est passé dans ce quartier de Gaza, où il a entendu parler du « massacre de Zeitoun ». Il connaît la région, y a réalisé pendant les jours de la guerre des courts métrages, qu’il mettait en ligne. A suivi un premier documentaire de long métrage, fait de nombreux entretiens, Plomb durci (2009). Mais le cinéaste italien entend se focaliser sur les événements de Zeitoun. Il porte une attention suivie à la situation palestino-israélienne et aux printemps arabes, dont il a figuré en Égypte l’une des manifestations les plus spectaculaires et partant l’un des échecs les plus catastrophiques, Tahrir, Place de la Libération (2012).

Le cinéaste se pose résolument la question de la représentation de la tragédie. Comment donc filmer la violence, la souffrance, l’exécution d’hommes, de femmes, d’enfants ? Comment voir alors que l’on n’a rien vu (que l’on pense au dialogue irréconcilié des amants de Hiroshima mon amour d’Alain Resnais) ? Événements et réflexions appellent une tentative ambitieuse, une entreprise d’ampleur. D’autant qu’au quotidien, rien ne paraît pouvoir résister à la fiction. Des films souvent volontaristes avec force effets visuels véristes circulent. Exemple récent, la mise en scène de la famine en Ukraine en 1932-1933, deux millions de victimes, orchestrée par Staline. C’est Agnieszka Holland, réalisatrice polonaise, qui est à la manœuvre avec Mr. Jones, une reconstitution ampoulée et corsetée de bonnes intentions propre à la rhétorique d’un cinéma académique poisseux (film vu à la Berlinale, février 2019, dans la Compétition internationale).

Venu d’une autre planète cinématographique, Stefano Savona, parfaitement informé des événements à Gaza — toutes les données factuelles dans le film sont incontestables —, mesure la considérable difficulté éthique de s’en approcher, voire de se les approprier, nonobstant ses expériences de tournages sur place. Il décide dès lors de mettre en chantier une collaboration avec Simone Massi, un Italien, « animatore resistente », comme il le dit de lui-même. Il est illustrateur et auteur de films d’animation aux démarches radicales, qui ont fait sa discrète et internationale renommée. La rencontre est exceptionnellement fertile entre ces deux personnalités, qui partagent un même sens de la responsabilité politique et esthétique à l’endroit des événements.

Il s’est agi d’aménager dans une structure narrative complexe des temporalités différentes. Celles-ci sont même écartelées en regard de la vie idéale du temps de paix et de celle, traumatique, du temps de la guerre. Le temps présent du récit est le seul qui fasse l’objet d’un filmage en prises de vues réelles. Images du territoire d’après l’invasion. Le paysage est fracassé, dans les ruines duquel des abris ont été aménagés, des toiles tendues, des cabanes, des refuges ouverts aux quatre vents. Le réalisateur sait tout à la fois approcher la réalité matérielle des événements de la Samouni Road et suggérer la dévastation qui excède le bord des images. Sur ce plan documentaire construit avec une rigueur à caractère ethnographique, on fait connaissance avec les survivants de la famille élargie des Samouni. Sans recours ni à des commentaires ni à des interviews, on découvre progressivement une communauté beaucoup plus large, dont les hommes tiennent des réunions et rencontrent des représentants de la Croix rouge en quête de témoignages et du Hamas, venu assurer des aides financières nécessaires à la reconstruction des habitations et des infrastructures urbaines.

Ainsi, dès la sixième minute, ce sont des réminiscences de rêves qui emplissent l’écran par le truchement de dessins animés aux mille traits nerveux et vacillants. Les enfants courent apporter boissons et nourriture aux hommes occupés aux travaux des champs. Images d’une sorte d’harmonie, dont on perçoit cependant la fragilité instillée par les dessins de Simone Massi. Plus tard, au presque mitan du film, apparaissent de puissants éléphants, monstres caparaçonnés montés de mitraillettes lourdes qui terrassent la place communautaire en déracinant un sycomore centenaire. Référence explicite à la sourate 105 dite « des Éléphants », qui évoque la menace légendaire dirigée contre La Mecque. Et les oiseaux de peupler un instant le rêve palestinien, qui lâchent sur les pachydermes des pavés noirs comme des bombes, qui restent sans effet. Le spectacle est tonitruant, la bande-son est une partition propre à un orchestre symphonique. Les soldats hélitreuillés tombent littéralement du ciel, leurs vociférations, les cris de la famille, les déflagrations assourdissantes saturent l’espace. Dans la maison et dans la rue, la mesure du danger paraît tangible. Les salves des fusils et leurs rais de lumière lacèrent les pièces où se tiennent les civils. Les dessins sont animés en un mouvement qui ne cède paradoxalement pas au spectaculaire ; ils densifient la peur, l’affolement, l’impuissance à se défendre. Les scènes n’en finissent pas de tracer les volumes d’un cauchemar, dont l’épaisseur tient à la technique mise en œuvre : du pastel noir est appliqué sur les feuilles de papier sur lesquelles Simone Massi et ses assistants grattent les dessins. Que l’on imagine ce travail consistant à faire émerger de la surface aveugle les traits d’un récit qui tente de figurer le traumatisme d’une mémoire collective mutilée — à raison de huit images par seconde nécessitant quatre années de labeur. Quant aux images des drones équipés de caméras thermiques, elles sont laiteuses et floues. Ces vues prises du ciel radiographient les déplacements des gens au sol. Ce point de vue relève du pouvoir démiurgique au sein duquel une voix est soudainement audible. Par radio, un soldat israélien refuse d’exécuter l’ordre d’éliminer des membres de la famille, parmi lesquels des enfants, échappés de leur maison en flamme. Intelligence du réalisateur que d’inscrire cette désobéissance, qui stigmatise la stratégie du désastre en train d’advenir.

Samouni Road s’impose ainsi comme un film paradigmatique quant à ces questions récurrentes et complexes de la mise en récit de la férocité des catastrophes. Les quelque quarante minutes d’animation sont parfaitement intriquées dans le déroulement du récit, qui sait par un jeu de montage très fin faire se correspondre les scènes dessinées et filmées. Le réel de ces événements est révélé en une congruence remarquable entre la réalité des images de l’animation et celle des prises de vues directes. Nous gardons en mémoire, frappé de stupeur et d’émotion, la boîte de fer-blanc que le père ouvre devant Amal, qui contient une liasse de billets de banque pour le mariage de son frère et les papiers d’identité de la famille, parmi lesquels ceux d’Amal — scène rendue en dessin animé ; plus tard, dans les décombres de la maison, un frère trouve la boîte de fer-blanc carbonisée avec à l’intérieur les cendres de son contenu — scène en prise de vue directe. Il y a là, si besoin était, une légitimation dernière de la démarche de Stefano Savona et Simone Massi. Leurs images dessinées et filmées sont indissociables, qui façonnent et proposent en partage des fragments de mémoire d’une histoire vraie.

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Screenings at the festival Palestine - Filmer c'est exister Genève 2022 

Info

Samouni Road | Film | Stefano Savona, Simone Massi | IT-FR 2018 | 126’

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First published: March 20, 2019