Roma

[…] La longue séquence d’ouverture du film à 360 degrés est la démonstration d’un traitement de l’immersion qui ne veut ou ne peut pas pour autant viser à la transparence et atteindre un réalisme parfaitement naturaliste.

[...] Il s’agit ici de rendre justice à la mémoire, et à sa capacité d’être d’autant plus efficace émotionnellement qu’elle n’efface justement pas la distance entre nous et le passé. «Roma» ne nous fait pas plonger dans le passé, comme le ferait une machine temporelle, mais plutôt il nous montre les souvenirs du passé.

[…] Roma est un film dont la splendeur brille dans les détails, dans des situations minimes, apparemment insignifiantes, souvent improbables voire bizarres, que pourtant chacun de nous saura reconnaître dans leur capacité d’exprimer avec une précision aiguë ces états d’âme, ces découvertes, ces spleens, ces constellations émotives qui constituent si proprement le passé de l’enfance.

Après le Lion d’or au festival de Venise, le film Roma ne cesse de recueillir l’adhésion de la critique. Et ce, malgré la polémique liée à Netflix, qui a “osé” accaparer les droits d’exploitation d’un film si parfaitement cinématographique, tourné dans un magnifique et rare noir et blanc en 65 mm, avec un son environnant qui requiert la technologie Dolby Atmos — privilège de (encore) peu de cinémas. Et le Festival de Cannes a justement refusé le film pour les restrictions de distributions en salle imposées par le monopoliste du streaming. Moi, j’ai pu voir le dernier film d’Alfonso Cuarón en salle, pendant la petite fenêtre d’exploitation accordée par Netflix. Mais il ne s’agissait pas d’une salle équipée avec le système Dolby Atmos et, par conséquent, au plaisir de voir sur le grand écran les belles images de Roma s’est ajouté le malaise d’entendre des voix hors champ étrangement distantes.

En effet, cet “accident” de la distance des voix pourrait bien constituer une intéressante porte d’entrée dans un film qui met en scène la distance temporelle de la mémoire. Car, nonobstant la méticulosité de la reconstruction historique digne d’un Luchino Visconti, il ne s’agit pas ici d’effacer la distance temporelle entre le récit mi-autobiographique de Cuarón aujourd’hui et le barrio Roma de Mexico au début des années 70. La longue séquence d’ouverture du film à 360 degrés est la démonstration d’un traitement de l’immersion qui ne veut ou ne peut pas pour autant viser à la transparence et atteindre un réalisme parfaitement naturaliste. Nous sentons bien qu’il est tout à fait artificiel de regarder un espace par un mouvement lent et continu de 360 degrés, comme nous sentons bien que le regard de la caméra nous fait bouger sur des axes impossibles pour l’œil humain. Nous les spectateurs voyeurs ne faisons donc pas l’expérience d’être sur place, dans la belle maison bourgeoise d’une famille mexicaine il y a presque cinquante ans ; plutôt nous l’observons avec le regard distant d’une caméra dont les mouvements presque toujours lents et continus interceptent, sans les suivre explicitement, les événements racontés à l’écran.

Alors, même si la beauté littéralement envoûtante de la photographie et de la reconstruction de Roma, qui est exaltée par de longs plans-séquences, pourrait nous faire parler d’un film immersif et naturaliste, dans son œuvre la plus libre et personnelle (après une carrière souvent fait de compromis) Cuarón met en place un langage où règnent les vertus de la distance et de l’observation. Plus précisément, il s’agit ici de rendre justice à la mémoire, et à sa capacité d’être d’autant plus efficace émotionnellement qu’elle n’efface justement pas la distance entre nous et le passé. Roma ne nous fait pas plonger dans le passé, comme le ferait une machine temporelle, mais plutôt il nous montre les souvenirs du passé. D’ailleurs, la dramaturgie du film ne suit pas le fil linéaire d’un seul récit, mais tisse habilement des moments narratifs dont l’intensité est pour chacun d’eux si forte que nous serons beaucoup plus absorbés par ces moments singuliers que par le récit du film dans sa globalité. Roma est un film dont la splendeur brille dans les détails, dans des situations minimes, apparemment insignifiantes, souvent improbables voire bizarres, que pourtant chacun de nous saura reconnaître dans leur capacité d’exprimer avec une précision aiguë ces états d’âme, ces découvertes, ces spleens, ces constellations émotives qui constituent si proprement le passé de l’enfance.

Ces brèves réflexions d’ordre phénoménologiques serviront ainsi pour comprendre pourquoi la perspective de la domestique, Cléo, choisie par Cuarón à la place de soi-même, le petit Paco, n’exprime pas un étrange bouleversement de point de vue. Cléo, par ailleurs dans son alias réel, Libo, la figure peut-être la plus intime pour le petit Alfonso (Roma lui est dédié), est porteuse de la bonne distance dont la mémoire a besoin pour devenir le voyage vertigineux dans lequel elle est capable de nous entraîner. Cléo incarne la mémoire elle-même ; et alors la caméra subjective qui souvent l’accompagne nous fait moins plonger dans l’intimité de Cléo qu’elle ne nous ouvre les yeux sur les évolutions collectives des autres membres de la famille et de la société mexicaine — et à ce propos il faudra souligner l’impressionnant travail de synchronisation dans les si longues scènes chorales du film.

Par ce biais, Cléo constitue ainsi le pivot à même de véhiculer la critique sociale présente presque dans chaque séquence du film — que cette critique se tourne vers l’esclavage hypocritement heureux géré par l’élite bourgeoise, vers l’irresponsabilité égoïste de cette dernière, ou vers le régime illibéral qui manipule les classes les plus pauvres en lui confiant la tâche d’anesthésier tout ferment démocratique. La figure de Cléo incarne ces critiques d’une façon apparemment placide, mais qui ne perd pas pour autant en efficacité ; sans elle, les thèmes sociaux en Roma demeureraient un paysage de fond. Car nous avons bien l’impression ici que l’Histoire bouge inexorablement sans que les petites histoires puissent l’ébranler — ainsi des scènes où les mouvements collectifs (les événements de la manifestation dans les rues, les rassemblements des paramilitaires, les défilés ostentatoires des militaires dans la vie quotidienne) ne tiennent pas compte des besoins de Cléo.

Mais vers la fin du film, ce mouvement lent de l’Histoire qui s’apparente à celui du destin laisse la place à deux événements majeurs et hautement dramatiques, qui ont un pouvoir de changement et élèvent Cléo au niveau de victime parfaite puis d’héroïne parfaite. Ici, comme auparavant pour les scènes des jeux, de l’incendie, de la promenade au cinéma ou de la manifestation dans les rues, Cuarón sait bien changer de registre en introduisant une véritable action cinématographique. Mais cela, sans contredire son “langage de la mémoire”, parce que ces deux plus importantes katastrophés du film laissent toujours la place à des moments purement émotifs et contemplatifs. Des moments qui semblent finalement vouloir soigner les injustices sociales par les vertus humanistes dont seules les femmes apparaissent vraiment capables.

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Roma | Film | Alfonso Cuarón | USA 2018 | 135’

Golden Lion at the Venice Film Festival 2018

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First published: December 18, 2018