Rencontres internationales du moyen métrage de Brive
La compétition de la 21e édition des Rencontres internationales du moyen métrage faisait la part belle aux quêtes de traces d’un passé révolu, alternatif ou imaginaire.
Text: Emilien Gür
Festival de cinéma de Brive : la voie tracée
À force de fréquenter les salles obscures, on finit tôt ou tard par se retrouver dans une caverne, lieu d’invention du cinéma par Platon il y a quelques millénaires où les réalisateurs d’aujourd’hui – de Werner Herzog à Apichatpong, pour ne citer qu’eux – aiment à méditer sur l’un des vieux songes de l’humanité : transcender la mort par la peinture ou le voyage des âmes. C’est dans une grotte que la cinéaste japonaise Kaordi Oda plante sa caméra, mais les rêves archaïques cèdent ici la place aux cauchemars de la modernité. La réalisatrice y filme un vieux guide en plan fixe, dispositif dont la sobriété n’a d’égal que la retenue du conteur évoquant sur un ton monotone les drames dont la caverne fut le théâtre. Au cours de la bataille d’Okinawa, de nombreux habitants se refugièrent dans les grottes naturelles « Gama », dernière demeure pour beaucoup d’entre eux, à l’instar de ces centaines de civils qui, par refus de se rendre aux soldats américains, perdirent la vie dans un suicide collectif.
Ouvert par un trajet en voiture, le documentaire met un terme à sa course dans l’espace une fois la caverne atteinte pour voyager dans le temps à travers la parole du vieil homme. Son long récit, délivré d’une traite, n’est interrompu qu’à quelques rares reprises, lorsque le conteur éteint sa torche pour donner à éprouver l’obscurité dans laquelle étaient plongés les milliers de citoyens en quête d’abri. L’écran transformé en surface noire, les ténèbres de la caverne et de la salle de cinéma ne font plus qu’un. On a rarement connu reconstitution de l’Histoire aussi troublante. Il aurait été préférable que Gama se cantonne à ce vide creusé dans l’image au lieu d’emprunter, au cours des dernières minutes, une voie trop littérale. Une actrice incarne le fantôme silencieux d’une rescapée dont le témoignage forme la base du récit du guide, que la caméra suit sortir de la grotte pour avancer sur une plage. Un peu plus tôt, la cinéaste montrait le vieil homme filtrer des fragments d’os à travers un tamis. Ces seules reliques auraient amplement suffi à donner corps au passé.
Cheveux fantômes
Au 21e festival de cinéma de Brive, vitrine internationale du moyen métrage, la recherche de traces du passé traversait d’autres films de la compétition. L’une des plus explicite se trouvait dans An Asian Ghost Story de Bo Wang, biographie d’une perruque dont les tribulations entre la Chine, Hong Kong, l’Europe et les États-Unis permettent de raconter l’histoire d’un demi-siècle de Guerre froide et de colonialisme, avec pour point de départ l’embargo américain de 1965 sur le commerce des cheveux en provenance de Chine. Composé de différentes sources, mêlant images d’archives et extraits d’émissions tv, le film fabule à partir de réalités historiques et empreinte au réel ses propres fictions. Ainsi, le cinéaste chinois intègre au montage l’exposé télévisuel d’un ponte de l’ésotérisme sur la prétendue immortalité des cheveux, seule composante du corps humain à transcender la mort. De là à en déduire que dans chaque perruque réside un fantôme, croyance répandue en Asie du Sud-Est, il n'y a qu’un pas.
Avec son écriture dense, qui entremêle l’anecdotique et l’historique, le film navigue allègrement entre les continents et les décennies, comme pour déjouer les dispositifs de contrôle mis en place par l’empire américain et ses alliés dans leur tentative de réguler le commerce du cheveu autour de la plaque tournante d’Hong Kong. Fétiche culturel, la perruque sert à la fois de métaphore des conditions de production à l’ère du capitalisme mondial, conçue en territoire colonial et vendue en Occident, et de modèle créatif dans la mesure où Bo Wang fait sien le principe de montage d’éléments disparates sur lequel repose la conception de la parure. Il en découle une œuvre patchwork, dont la réécriture de l’histoire à partir de la perspective des milliers de cheveux qui composent un postiche dit aussi la puissance du cinéma, capable de réveiller les fantômes du passé impérial.
Traces imaginaires
Wild Fruits retrace sous un autre jour l’histoire coloniale, mise en lumière à travers la trajectoire du personnage imaginaire de Jean Aurand qui, à la suite d’un séjour en France Antarctique, s’engage comme valet de chambre au service de Michel de Montaigne. Témoin du mode de vie et de l’extermination des populations indigènes, l’aventurier assiste le philosophe dans l’écriture de son célèbre essai « Des cannibales ». Dans cette fantaisie queer à la théâtralité affirmée qui convoque le souvenir des premiers Mandico, de Perceval le Gallois d’Eric Rohmer ou encore de West Indies de Med Hondo, le brésilien Bernardo Zanotta oppose à la brutalité des colons la sensualité du rapport de Jean Aurand aux autochtones, prolongée dans sa relation charnelle avec Montaigne. On se surprend à rêver du cours que l’Histoire aurait emprunté si la position proto-hippie du valet de chambre, du type « faites l’amour, pas la colonisation », avait prévalu.
À la reconstitution d’un passé alternatif répond le geste qui sous-tend Solaris Mon Amour de Kuba Mikurda, quête des traces de l’imaginaire à la base du roman Solaris de Stanłisaw Lem. Impressionnant montage d’extraits de films produits par l’Educational Film Studio de Łódź dans les années 1960, le cinéaste polonais mêle aux innombrables images de recherches en laboratoire et d’explorations spatiales des fragments de la première adaptation radiophonique de Solaris. Le roman raconte les difficultés auxquelles se heurtent un groupe de scientifiques dans leur étude de la mystérieuse planère Solaris, qui leur renvoie leurs souvenirs les plus douloureux sous la forme de simulacres. À l’image de l’océan protoplasmique qui recouvre l’astre, le film de Kuba Mikurda « réfléchit » l’imaginaire cinématographique et scientifique lié à la conquête de l’espace des années 1960. De Solaris nous ne connaîtrons jamais que les images de nous-même produites par la planète. Quand il est pris au sérieux, le cinéma sait s’en faire le digne réceptacle.
Info
Festival de cinéma de Brive – Rencontres internationales du moyen métrage | 8-13/5/2024
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Gama | Kaordi Oda | JAP 2023 | 53’
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An Asian Ghost Story | Bo Wang | HKG-NL 2023 | 37’
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Wild Fruits | Bernardo Zanotta | NL-FR 2024 | 35’
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Solaris mon amour | Kuba Mikurda, Laura Pawela, djLenar | PL 2023 | 47’
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First published: April 29, 2024