Ramon & Silvan Zürcher | Das Mädchen und die Spinne

[…] C’est la coordination simultanée de gestes et regards qui dessinent une « chorégraphie du dialogue » entre corps, animaux et objets, à laquelle le positionnement et le mouvement de la caméra contribuent énormément.

[…] Un drame qui est agité par les fantasmes de la conjonction et de la séparation, et qui n’est rien d’autre que le drame du désir – à la fois désir de l’autre et désir d’isolement.

Text: Giuseppe Di Salvatore | Audio/Video: Ruth Baettig

L’araignée, ils sont trois :  Sven, Eva et Željka. Et ensemble avec le hibou Nicki ils « improvisent » magnifiquement leur rôle – comme les frères Ramon et Silvan Zürcher nous le disent pendant l’entretien ci-dessus. Et ce sont à peu près les seuls êtres à improviser librement dans ce film, Das Mädchen und die Spinne, qui bouge comme un raffiné mécanisme d’horlogerie. C’est peut-être l’empreinte suisse de ce duo d’artistes installés à Berlin depuis longtemps. Cette sensation d’horlogerie émane certainement de l’entrelacs des motifs qui composent un récit filmique dont la narrativité d’ensemble est loin d’être linéaire. Ces motifs – celui des appartements, des relations, des couleurs, des animaux, des objets, des accidents, ... – construisent une mosaïque d’éléments qui décrit le paysage d’un état d’âme. Ici, la tâche du déménagement soutient toute une série de micro-narrations ou épisodes qui ne mènent pas nécessairement quelque part. Plus que l’enchaînement, le film privilégie les échos et les jeux de résonances. Dans le temps : l’action n’a presque pas de pauses, mais nous avons la sensation que la temporalité générale est plutôt suspendue, peut-être à cause du fait qu’on « retrouve » constamment les différents motifs, selon un mouvement d’avancement par cercles – une sensation qui me rappelle les sonates de Domenico Scarlatti. Et dans l’espace : c’est la coordination simultanée de gestes et regards qui dessinent une « chorégraphie du dialogue » entre corps, animaux et objets, à laquelle le positionnement et le mouvement de la caméra contribuent énormément – sans oublier le superbe travail de montage (Ramon Zürcher avec Katharina Bhend). Nous participons ainsi à une danse fluide, à la fois sans pause et sans but, qui nous donne le plaisir abstrait de la géométrie et celui concret de l’interaction.

C’est le style qui désormais caractérise les films des Zürcher, dont Das merkwürdiges Kätzchen, leur film précédent. Mais ce qui distingue ce deuxième long-métrage du premier est l’émergence d’un langage moins naturaliste, qui se dévoile dans la gestion explicitement gérée des accidents. Si dans le premier film coïncidences et accidents apparaissaient inattendus sur la toile de fond d’un récit organique – sollicitant ainsi nos émerveillements – dans Das Mädchen und die Spinne les accidents s’imposent assez rapidement en tant que ponctuation structurelle du film : ils reviennent si régulièrement qu’on finit par les attendre. Le film assume alors les accidents dans son langage en en faisant le pivot d’une esthétique de l’interruption et du renvoi, laquelle non seulement flirte avec la technique narrative du romantisme allemand – surtout en musique (tout récemment récupérée de façon déclarative par un auteur allemand comme Christian Petzold dans son Undine) – mais exprime aussi l’intrusion du tiers dans la relation à deux, qu’il s’agisse d’une troisième personne ou d’un animal, d’un objet ou d’un petit accident. C’est le cas de la relation de Lisa et Mara, paradigme de toutes les autres relations, lesquelles tournent autour du drame du rapprochement/éloignement. Un drame qui est agité par les fantasmes de la conjonction et de la séparation, et qui n’est rien d’autre que le drame du désir – à la fois désir de l’autre et désir d’isolement. Toute la beauté du film, alors, sera dans sa capacité à mettre en lumière le plaisir dans les deux types de désir, et pas seulement dans celui de la liaison. Amour, amitié, complicité seront autant souhaitables et encombrantes que la solitude, et la sociabilité autant agréable et fatigante que l’anarchie.

C’est de façon instrumentale que Das Mädchen und die Spinne exhibe un langage filmique plus artificiel, qui est également témoigné par l’usage de dialogues parfois fort littéraires, et donc bien peu spontanés. Mais nous sommes loin d’un procédé ostentatoire à la Eugène Green, car les textes s’appuient toujours sur un corps filmique chorégraphique et bien sensuel, sans parler de cet humour léger qui imprègne le film entier. Autre indice d’un langage filmique qui veut montrer son alphabet, l’usage de certains motifs musicaux, autant prégnants que récurrents, qui deviennent des personnages à part entière. Il ne s’agit pas d’un usage purement formel – même si dans ce film en général le goût pour la forme en tant que tel n’est pas absent non plus – mais, encore une fois, d’un usage instrumental : le motif de la valse, en particulier (« Gramofon » d’Eugen Doga), coïncide avec les seuls moments de pause de l’action, donc les seuls moments dans lesquels nous pouvons vivre un moment proprement introspectif. Souvent un moment de synthèse, qui pourrait s’accorder avec la tonalité nostalgique du motif, avec la Sehnsucht pour l’autre, ou encore avec une joie secrète pour sa propre solitude – à chacun de le ressentir à sa façon. Oui, car cette magistrale œuvre poétique reste ouverte, et nous laissera certainement avec un sourire indéterminé, à la fois proche du rire et au bord des larmes.

 

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Das Mädchen und die Spinne | Film | Roman Zürcher | CH 2021 | 99’ | Best Direction at the Berlinale Festival 2021 (Encounters) and FIPRESCI Critic Award at the Berlinale Festivale 2021

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First published: May 12, 2021