Peaches Goes Bananas
[…] Avec son cinéma, Marie Losier replace le vivant au centre du spectacle filmé.
[…] Un film fait pour être compris avec notre corps.
Text: Morgane Frund

Marie Losier a commencé sa pratique artistique en dessinant des portraits de personnes qu’elle côtoyait pendant sa formation à New York. Cette forme l’a ensuite suivie à travers plusieurs médiums, jusqu’au cinéma. Son dernier film, Peaches Goes Bananas, est un portrait de la chanteuse éponyme.
Ce portrait est traversé par plusieurs axes temporels. Les trois minutes d’une bobine de Bolex qui se déroulent et conditionnent la prise de vue de Marie Losier. Les dix-sept ans qui séparent la première séquence filmée de la dernière. Le corps de Peaches qui vieillit. L’avancement de la maladie qui clôt petit à petit les paupières de sa sœur. Quelques morceaux d’archives puisés dans les images conservées par l’artiste. Mais au milieu de toutes ces temporalités, Peaches Goes Bananas transpire l’ici et maintenant. Chaque scène existe pour elle-même, quelle que soit sa date de tournage. On oublie la non-linéarité du récit pour tout simplement être présent·e aux côtés de Peaches. Cette sensation est renforcée par l’économie du tournage. Avec une caméra Bolex, il est impossible de regarder ce que l’on vient de filmer. Cette contrainte a forcé Marie Losier à rester dans l’instant, et c’est peut-être aussi ce qui nous ancre dans l’immédiat en tant que spectateur·ice.
Ce sentiment d’intense présence est également renforcé par le son. Grâce à son travail sur les basses, le film réussit à reconstituer le sentiment physique propre aux concerts de punk. Habituellement, quand je regarde des documentaires sur des musicien·ne·s, je ressens une sorte de mélancolie lors des moments de concert, comme si j’assistais à des souvenirs inaccessibles. Mais ici, les images des shows de Peaches ne génèrent pas de la nostalgie mais de la présence. On a le sentiment d’y être. Avec son cinéma, Marie Losier replace le vivant au centre du spectacle filmé.
C’est d’autant plus puissant que le travail de Peaches passe avant tout par le corps. C’est son incarnation sur scène qui déploie toute la puissance subversive de ses chansons. Le film adopte cette performance avec des séquences sans paroles où la réalisatrice met en scène la chanteuse. On voit par exemple Peaches faire tourner un collier autour de son cou ou bien écraser des gâteaux avec ses pieds. Si Marie Losier aime employer ce type de scène pour créer des respirations au sein de ses films, elles prennent aussi une autre fonction : celle de nous faire comprendre avec notre corps. Le lourd collier sur la nuque ou la crème fouettée dans les orteils nous ramènent à des sensations concrètes. Nous expérimentons physiquement le film.
L’aspect physique se révèle aussi dans la matérialité du film 16 mm, qui s’exprime à travers le grain de l’image mais aussi la teinte rouge qu’elle prend à la fin d’une bobine. Peaches a rencontré Marie Losier alors que cette dernière filmait l’artiste Genesis P-Orridge. Peaches lui a dit immédiatement qu’elle avait aussi envie qu’elle la filme. La Bolex est un outil qui a façonné leur amitié dès ses débuts. Pendant dix-sept ans, leur relation a évolué et elles avec. La chanteuse a composé de nouvelles chansons et la réalisatrice a développé sa manière de filmer. Cela rend les images tout autant vivantes que leur sujet.
Une particularité technique du mode de travail de Marie Losier réside dans l’impossibilité d’enregistrer le son et l’image en même temps. Elle doit donc les collecter de façon fragmentée. « Au montage, je fais de la couture ! », dit-elle lors de l’échange à la fin de la séance. Avec l’asynchronisme, l’écriture se pense autrement, et le rapport aux rushs aussi. Au moment du montage, Aël Dallier-Vega et Marie Losier ont avant tout écouté. Cette écoute se ressent très fortement dans le film, par exemple dans les moments partagés avec la sœur de Peaches. Sa maladie est abordée avec beaucoup de respect et de douceur. Le film ne l’exploite pas en tant que ressort dramatique, il l’accueille simplement comme une part de l’histoire qu’il raconte. Peaches Goes Bananas n’est pas un portrait où on ne fait que regarder, c’est un portrait qui porte l’attention au-delà, qui accompagne une personne et son entourage avec toute l’amitié et la distance nécessaire pour les laisser exister.
Pour finaliser le documentaire, Marie Losier et Aël Dallier-Vega ont eu besoin de matériel supplémentaire. Peaches a mis à leur disposition ses archives personnelles, composées de pas moins de 7 To de données. Cette quantité de matériel représentait un certain risque de se perdre et de perdre le film. Finalement, seules trois séquences tirées de ces archives intègrent le portrait. L’une d’elle montre Peaches en train d’animer un atelier musical avec des enfants dans une crèche. La chanteuse raconte en off comment cette expérience l’a préparée à jouer devant un public de concert punk.
Le Cinématographe de Lausanne a par ailleurs également organisé une séance « relax », durant laquelle une lumière tamisée est laissée dans la salle. Il est alors possible aux spectateur·ice·s de se lever, de bouger, de parler, de chanter ou même de danser si iels en ressentent le besoin ou l’envie. Ces projections sont toujours importantes car elles rendent les films plus accessibles, mais elles sont particulièrement intéressantes pour un film comme Peaches Goes Bananas, qui invite à « vivre » le cinéma.
This article contains a third-party video. If you would like to watch the video, please adjust your settings.
Watch
Screenings in Swiss cinema theatres
Info
Peaches goes Bananas | Film | Marie Losier | FR-BE 2024 | 73’ | CH-Distribution: Adok Films
First published: March 31, 2025