Paul

[…] Le regard de Denis Coté ne détaille d’aucune façon ce qui pourrait ressortir d’une forme d’anormalité, de déviance monstrueuse ; au contraire, il donne vraisemblance à une normalité autre, parallèle à celle des passants de l’ordre établi.

Text: Jean Perret

Comment Paul est-il devenu de personne anonymement cousue dans le tissu de la vie de Montréal le personnage émergé de forte prestance au sein d’un territoire de fantasmes et de communication ? Ce parcours d’une solitude dépressive à l’affirmation roborative de soi au sein d’une large communauté est rendu possible par la vertu de deux circulations d’images.

Paul, 35 ans au moment du tournage, occupe les images qu’il génère lui-même, mû par une urgence de survie. Après des années au cours desquelles il s’était abandonné à un isolement qu’une anxiété maladive lui imposait en lien avec son impuissance à prendre pied parmi les gens de la vie quotidienne, l’homme décide de documenter sa vie sur les réseaux sociaux. Il n’a dès lors de cesse de s’exhiber.

Denis Coté, le cinéaste québécois de 51 ans n’hésite pas à présenter en ouverture de son film son alter ego, toutes proportions gardées, ce Paul occupé à se filmer, ici à son arrivée à son appartement dans un décor urbain enneigé, là nu donnant à voir sans filtre son obésité de face et de dos en précisant son poids de 136 kilos. Cependant l’homme éprouve le besoin de franchir les écrans, de dépasser le mode de vie imposé par les réseaux de communication sociaux. Tik Tok et ses reels, soit des vidéos en moyenne de 45 à 60 secondes, rarement plus longues, selon le diktat de l’application chinoise, soit ! Ou Tinder et ses 140 caractères maximum, Instagram, jusqu’à 2'200 caractères ! Certes ces plateformes confèrent une présence à Paul, mais son besoin de prendre pied dans la vraie vie est impérieux. Il décide de se nommer Cleaning Simp et annonce offrir exclusivement à des femmes ses services d’homme de ménage. Il constate un succès immédiat.

Les vidéos que Paul prend avec son téléphone portable auprès des femmes qui l’accueillent et le mêlent à leurs jeux de BDSM (bondage, domination, soumission, sadomasochisme) dialoguent avec le film que le cinéaste est en train de réaliser en suivant Cleaning Simp dans ses tournées. La rencontre entre les deux hommes est transparente. Le cinéaste et son chef opérateur observent gestes et postures, cadrent en plans rapprochés, savent installer une temporalité qui déjoue le risque de la spectacularisation des instants supposément culminants. Les séquences sont affaire de juste distance spatio-temporelle, qui place sur le plan d’une normalité au premier abord stupéfiante la méticulosité des nettoyages et les échanges de domination auxquels Paul se prête. Sa jouissance muette est celle d’un soumis parfaitement consentant. Il veut tant complaire à ses maîtresses queer, qu’il fait preuve d’une docilité qui assure leurs plaisirs avec une douceur hors de toute dramatisation. Si violence il y a, elle relève d’un rituel accompli, elle est sérieusement drôle et étonnement douce. Paul a plus de 7500 suiveurs…

Le regard de Denis Coté ne détaille d’aucune façon ce qui pourrait ressortir d’une forme d’anormalité, de déviance monstrueuse ; au contraire, il donne vraisemblance à une normalité autre, parallèle à celle des passants de l’ordre établi. Paul, l’homme de tous les services de proximité, et Denis Coté, l’homme de tous les filmages non moins de proximité, s’entendent sans mot dire. Aucun commentaire ni entretien, bien entendu dans ce genre d’essai cinématographique. Chacun accomplit son travail avec rigueur et respect, trace des lignes rouges qui préservent de tout malaise. Dès lors, la manipulation masturbatoire de donuts, par exemple, est étonnement loufoque. Le fantasme mis en œuvre est onguent pour le corps et tout à la fois suggère une critique de la consommation à l’origine d’embonpoints mortifères.

Comment s’évader de ces intérieurs ripolinés sinon à partir en une forêt hantée de fantasmes que Paul va gravir en Sisyphe obéissant ? Denis Coté en est aussi, de cette escapade finale, il nous y entraîne, nous invitant à faire assaut de toutes les forêts qui sommeillent en nous. Quelle chute brillante pour ce récit initiatique, radical, qui occupe dorénavant une place de choix dans l’œuvre inspirée et d’une diversité passionnante de ce grand cinéaste contemporain !

Info

Paul | Film | Denis Coté | CAN 2025 | 87’ | Berlinale 2025, Visions du Réel Nyon 2025

More Info

First published: April 18, 2025