On Becoming a Guinea Fowl

[…] Le deuxième long-métrage de Rungano Nyoni nous livre un récit tranchant et sans détour, où les traumatismes du microcosme familial reflètent pleinement la misogynie généralisée et intériorisée d’une société.

Théâtre des moeurs

Il y a quelque chose de sinistre et de surprenant dans la scène d'ouverture de On Becoming a Guinea Fowl. Une voiture s'avance dans la pénombre de la nuit. Shula, la chauffeuse, porte un masque qui semble tout droit sorti d'un film de science-fiction, avec ses pierres étincelantes. Elle arrête le moteur et sort de sa voiture, au vu de ce qu'elle découvre au milieu de la route. Avec son habit qui ressemble à un sac-poubelle (celles et ceux qui se rappellent Missy Elliott le reconnaîtraient sûrement) aussi étrange que son masque, elle s'approche du corps allongé sur le pavé, inerte et mort.

Après un appel téléphonique avec son père – que le film marque d’emblée comme la source comique du récit, même sans le montrer – nous apprenons qu’Oncle Fred est mort. Qui est Oncle Fred ? Nous l’ignorons, mais le regard indifférent de Shula indique clairement qu’elle n’avait guère d’affection pour lui. Prenant comme noyau narratif cette mort hors-filmique, le deuxième long-métrage de Rungano Nyoni nous livre un récit tranchant et sans détour, où les traumatismes du microcosme familial reflètent pleinement la misogynie généralisée et intériorisée d’une société.

Alors que le premier film de la réalisatrice zambienne, I Am Not a Witch, jouait davantage sur l’effet d’incrédulité face à une situation paradoxalement banalisée – à savoir que des petites filles et des femmes sont enfermées dans des camps sous prétexte d’accusations de sorcellerie –, le récit de On Becoming a Guinea Fowl nous est beaucoup plus familier. Peut-être un peu trop même, surtout au regard du nombre de films abordant les contrastes culturels et sociaux pour un personnage qui revient dans son pays d’origine et sa communauté. Les funérailles – avec tous les rites et coutumes qu’elles impliquent – servent sans doute à Nyoni pour souligner la position de Shula par rapport à sa famille élargie. Elle est à la fois dedans et dehors : la réalisatrice ne manque jamais de pointer sa distance émotionnelle, ses regards presque réprobateurs face au deuil performatif de ses proches. Shula reste pourtant présente – elle aide ses tantes à préparer la nourriture, écoute sans un mot les délires alcoolisés de sa cousine Nsansa. Certes, comme dans beaucoup de drames familiaux, le silence ici en dit bien plus long lorsqu’il s’agit des oppressions et des traumatismes latents.

Les éléments visuels et narratifs du film, qu’ils aient une valeur explicative ou symbolique, acquièrent, changent, voire perdent leur signification en fonction de l’écart entre ce que les personnages savent et/ou ignorent et ce que nous, spectateurs, savons. La pintade, métaphore éponyme dont le sens ne se dévoile qu'au dénouement du récit, ou encore les visions de Shula, dont l’enchaînement brusque avec le temps présent crée un effet déstabilisant – la tonalité visuelle entre les plans ne changeant guère –, apparaissent comme les pièces d’un puzzle. Or, comme l’image que ce puzzle doit former devient évidente très tôt dans le film, nous finissons par admirer davantage la conception et la stylisation de chaque pièce que le récit global qu’elles composent.

Toutefois, il faut le reconnaître, le film nous fait délibérément savoir qu’il n’y a pas de mystère complexe à élucider – il est clair comme le jour qu’il s’agit d’agressions sexuelles et pédophiliques intra-familiales. La réalisatrice s’intéresse moins à la vérité elle-même qu’à ce que les victimes, ainsi que les autres membres de la famille, en font. C’est sur ce point que le film devient plus prévisible et méthodique, embrassant pleinement son objectif de dénoncer le « théâtre de mœurs » instauré par la société zambienne – un système qui non seulement protège l’agresseur, mais, pire encore, est justifié et perpétué par celles qui en souffrent le plus : les femmes.

Le film instaure une sorte de conflit intergénérationnel entre les femmes de la famille – Shula, ses cousines Nsansa et Bupe d’un côté, et leurs mères et tantes de l’autre – sans pour autant donner à ces dernières des identités distinctes au sein de l’économie narrative du récit. Tandis que les tantes apparaissent plutôt comme un ensemble anonyme de « vieilles », un autre personnage se démarque : la veuve d’Oncle Fred, qui a dû l’épouser alors qu’elle n’avait que 12 ans et qui, après sa mort, doit subir toutes les humiliations et violences de la famille de son défunt mari, l’accusant de ne pas avoir pris soin de lui. Devant la séquence finale, où ces conflits atteignent leur apogée pour aboutir à une anti-catharsis frustrante et cruelle, il est difficile de ne pas être submergé par un sentiment de révolte. Peut-être est-ce à ce moment-là que nous nous rapprochons le plus de la frustration émotionnelle provoquée par I Am Not a Witch : lorsque l’injustice causée par les normes sociales et culturelles devient si flagrante que l’ignorer semble à la fois écœurant, ridicule et inconcevable.

Certains diront que le film se termine sur une fin « ouverte ». Or face à l’impasse du sens même de l’injustice qui plane lorsque l’agresseur n’est plus là pour payer le prix de ses fautes, l’ultime position morale de Nyoni reste très nette et ne laisse pas de place au doute : ceux et celles qui dissimulent et ignorent les crimes sont tout aussi coupables que celui qui les a commis.

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On Becoming a Guinea Fowl | Film | Rungano Nyoni | UK-ZAM-IRL 2024 | 98’ | Zurich Film Festival 2024 | CH-Distribution: Trigon Films

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First published: February 13, 2025