Nuit. Nuit encore, encore nuit
[…] Le corps tendu, la respiration courte, les oreilles grandes ouvertes. Devant notre œil intérieur naissent des images nettes, forgées par notre propre imagination. Il n’y a pas d’échappatoire.
Text: Ruth Baettig

Un espace sonore entre obscurité et lumière
Qu’est-ce qu’un film sans images ?
Nuit. Nuit encore, encore nuit n’est pas une production cinématographique au sens classique du terme, mais plutôt une expérience audiovisuelle pensée pour la salle de cinéma – ou, plus encore : une immersion, un abandon dans l’intériorité. Une glissade dans l’obscurité de la salle, dans le silence des corps, dans la voix d’une femme atteinte d’un cancer nécessitant une greffe de moelle osseuse. Elle est recluse dans une chambre stérile.
Pendant 76 minutes, cette voix pénétrante nous guide à travers son histoire de souffrance – accompagnée et enveloppée d’une bande sonore saisissante conçue par Clara Alloing. Sa composition est riche sons de la nature – vent, stridulations de grillons, bourdonnement d’insectes, pluie approchante – mais ils sont aussi issus de l’intérieur des chambres d’hôpital et des appareils médicaux. Des sons enivrants, parfois oppressants, qui nous entraînent toujours plus profondément dans cette obscurité.
La voix analyse, décrit, se plaint, lutte, espère – et nous, auditeur·rice·s, restons figé·e·s, hypnotisé·e·s, avec elle dans l’obscurité. Autour de nous : rien que l’obscurité. Nuit. Nuit encore, encore nuit. Le corps tendu, la respiration courte, les oreilles grandes ouvertes. Devant notre œil intérieur naissent des images nettes, forgées par notre propre imagination. Il n’y a pas d’échappatoire.
C’est un voyage existentiel porté par le son – par des structures fines, tissées électro-acoustiquement, qui s’appliquent à la voix comme une seconde peau. Les frontières entre dedans et dehors s’effacent : la chambre d’hôpital, l’isolement, la douleur, tout devient physiquement tangible.
Clara Alloing et Noémie Ruben trouvent un équilibre fragile entre intensité documentaire et révélation sans fard. L’univers sonore déployé dans l’obscurité de la salle de cinéma, mixé avec la collaboration de Philippe Ciompi, donne le sentiment d’être tactile, il pénètre sous la peau. Presque sans images et pourtant d’une puissance visuelle intense – car c’est le corps lui-même qui devient chambre de résonance, qui se dilate, vibre et accompagne.
Et à la fin, lorsque la lumière revient lentement se projeter sur l’écran et touche à nouveau notre rétine – images d’hôpital, de nature, du visage émouvant de la narratrice – nous respirons. Pas seulement parce que c’est terminé, mais parce que quelque chose en nous s’est mis en mouvement. Aussi des images. Et alors on le reconnaît, lui, le cinéma.
Puis, la toute fin du récit, nous plonge à nouveau dans l’obscurité, afin d’entendre au mieux l’achèvement de cette nuit, encore de cette nuit. Nuit. Nuit encore, encore nuit est une expérience d’écoute radicale et silencieuse, au cinéma. Une expédition sonore, tendre et exigeante, dans les profondeurs de l’humanité – dans notre vulnérabilité, notre résilience, notre capacité à ressentir.
Info
Nuit. Nuit encore, encore nuit | Sound creation for cinema theatre | Clara Alloing | CH 2024 | 73’ | Visions du Réel Nyon 2025
First published: April 16, 2025