No Apologies

[…] La réussite du film tient sans guère de doute à son mode de développement, qui a vu pendant des mois, une fois par semaine, des migrants et des gens du cinéma romand se rencontrer afin de cerner au plus près une poignée de questions politiques, sociales et humaines, liées à cet « état de siège physique et mental des Noirs en situation précaire à Lausanne ».

[…] Puis, point de culmination en fin de parcours : l’exhortation étincelante de lucidité en un anglais mâtiné d’accent nigérian face caméra d’Ebuka Anokwa, qui déploie les fils de l’histoire coloniale et postcoloniale occidentale où se cristallisent les paradigmes des mythes du paradis occidental.

Text: Jean Perret

Il faut à tout film né de l’urgence, nonobstant les circonstances souvent fragiles de sa production et de sa réalisation, des personnages dont la présence donne assise à un récit solidement échafaudé. À découvrir No Apologies, ce moyen métrage produit par un collectif, qui prend fait et cause pour des migrants noirs en situation de précarité vivant à Lausanne, on repense à ce cinéma militant des années 1960 à 1980 parfois peu convaincant du fait d’une rhétorique trop univoque. Certes, il y a de spectaculaires exceptions, de Winter Soldiers du collectif Winterfilm, dénonciation de la guerre du Vietnam (USA, 1972) à Coup pour coup, réalisation d’un collectif associé à Marin Karmitz, fiction qui détaille la légitimité d’une grève dans une entreprise de confection (France, 1972). Ici, le collectif de six personnes qui a engagé ce projet est salutairement à l’abri de toute simplification idéologique, au point que ce film devrait occuper une place de choix dans l’agora démocratique, tant il sait stimuler la réflexion, encourager des confrontations nécessaires et inspirer des débats exigeants.

La réussite du film tient sans guère de doute à son mode de développement, qui a vu pendant des mois, une fois par semaine, des migrants et des gens du cinéma romand se rencontrer afin de cerner au plus près une poignée de questions politiques, sociales et humaines, liées à cet « état de siège physique et mental des Noirs en situation précaire à Lausanne » (voir le site fort instructif de No Apologies).

Deux décisions fondent alors la cohérence de l’entreprise. D’abord, le choix d’un décor unique, ou presque. No Apologies est un huis clos, soit une espèce de salon, salle à manger et cuisine, lieu autogéré à l’abri de la rue. La parole de la dizaine de personnes arrivées par des pérégrinations stupéfiantes du Nigéria, de la Gambie et de la Côte d’Ivoire circule ainsi spontanément, parfois à visage masqué par souci de ne pas être reconnu dans l’espace public. De brèves scènes montrent comment sont découpés précautionneusement dans des cagoules les yeux, la bouche – et ces images sans aucun commentaire, dont le film fait la totale économie, de stigmatiser avec doigté l’évidence lancinante des identités bafouées.

L’autre idée forte du film consiste à organiser la dynamique du récit sur la durée d’un repas avec deux personnages principaux à la faconde engagée, poétique et généreuse. Il y a celui qui cuisine, Mamadou Bamba, et celui qui a faim, Ebuka Anokwa. Couple drolatique, les deux se prennent le bec en amicale complicité. L’un distribue équitablement la nourriture, l’autre, affamé, rouspète de ne pas être assez servi. Générosité du geste du cuisinier, poète et écrivain, et voracité (feinte pour partie) de Mamadou Bamba, slameur, chanteur, poète. Scènes de comédie pour drame récurrent.

No Apologies travaille à donner corps à cette communauté exposée aux violences de l’ordre public (pour mémoire, les circonstances de la mort récente d’un migrant arrêté par la police ne sont pas à ce jour définitivement établies). C’est parmi ces personnalités réunies que la parole s’émancipe et détaille les expériences de vies humiliées. Le récit s’enrichit des uns et des autres à la manière d’un chœur dont chaque voix est singulière et indispensable. Puis, point de culmination en fin de parcours : l’exhortation étincelante de lucidité en un anglais mâtiné d’accent nigérian face caméra d’Ebuka Anokwa, qui déploie les fils de l’histoire coloniale et postcoloniale occidentale où se cristallisent les paradigmes des mythes du paradis occidental. Nos systèmes de valeurs ont été importés dans leurs pays, nos modèles économiques imposés, nos religions infligées. Non, les convives de ce repas partagé, qui vaut pour tous les repas de l’année, n’ont pas à s’excuser d’être ici ; c’est à nous qui les côtoyons au quotidien dans nos rues de comprendre que leur destin a maille à partir avec le nôtre.

 

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Info

No Apologies | Film | Aladin Dampha, Ebuka Anokwa, Lionel Rupp, Lucas Grandjean, Lucas Morëel et Mamadou Bamba | CH 2019 | 50’ | Solothurner Filmtage 2020

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First published: October 21, 2019