My Sunshine
[…] La réussite de Hiroshi Okuyama est d’ériger cette légèreté de la touche en principe de mise en scène.
[…] Le cinéaste fait montre d’une sensibilité au paysage hivernal le rapprochant de certains impressionnistes mais surtout du grand peintre d’estampes japonaises Hasui Kawase.
Text: Nicolas Bézard

Rien de moins marquant qu’une neige de printemps, rien qui ne laisse de trace plus éphémère sur le paysage – mais peut-être pas dans celui de nos souvenirs, eu égard à la rareté du phénomène, sa nature épiphanique : sometimes it snows in April. Deuxième long métrage d’un cinéaste sensible à ces états émotionnels transitoires propres à la fin de l’enfance, My Sunshine a cette douce inconsistance, cette fraîcheur insignifiante que l’on prête aux neiges les plus tardives.
Une certaine forme d’anachronisme, aussi. Car Hiroshi Okuyama nous livre ici la vision d’un Japon qui n’aurait pas changé depuis les années 1980. Un Japon où l’on porterait toujours des survêtements Adidas aux couleurs vives, où l’on conduirait d’antiques et robustes break Volvo en écoutant – clin d’œil au dernier film « japonais » de Wim Wenders ? – des ersatz de Lou Reed sur radio cassette. Un Japon où perdurerait – mais n’est-ce pas en effet le cas ? – la lourde tradition d’un sexisme ancestral : aux garçons les casquettes de base-ball et les crosses de hockey, aux filles les jupes à froufrous de la danse sur glace.
Un rapport singulier à la temporalité et une absence (discrète) des marqueurs du contemporain (pas un seul smartphone n’apparaît dans cette histoire) qui font moins de My Sunshine un objet référentiel jouant la corde nostalgique, qu’une fable limpide et stylisée. Un conte d’hiver ramené à quelques lignes, figures et motifs essentiels empruntant aussi bien au genre du récit d’apprentissage qu’à la dynamique du triangle amoureux, avec en son cœur cette pointe de cruauté sans laquelle un conte ne serait pas un conte – tout au plus une bluette.
Une ombre au tableau
Soit le jeune Takuya, « aussi nul au baseball qu’au hockey » dixit son seul ami, et qui trouve légitimement le temps long sur cette île d’Hokkaidō aux hivers enneigés. Tête en l’air, maladroit, l’adolescent a souvent un train de retard sur le mouvement du monde – ces maudits palets qu’il ne parvient pas à stopper, lui que l’on relègue dans les buts, conformément au sort réservé à toutes celles et ceux dont on ne sait quoi faire dans une équipe. Autre trait le mettant en porte-à-faux avec le présent et le marginalisant d’office : ce bégaiement qui introduit une part d’asynchronicité dans ses rapports avec les autres, lui valant au passage les brimades de ses petits camarades.
À la fin d’un match, cependant, Takuya sort de sa torpeur devant le spectacle des spirales, arabesques et autres pirouettes exécutées avec grâce par la jeune Sakura, danseuse sur glace promise à un grand avenir. Remarquant les efforts du garçon pour imiter les gestes de sa protégée, Arakawa, le coach de Sakura, décide de le prendre sous son aile et de lui apprendre les rudiments du patinage artistique, tout en imaginant le faire évoluer en duo avec la jeune championne.
La neige de ce trop joli tableau ne pouvant rester immaculée, les choses se compliquent lorsque Sakura se met à soupçonner l’homosexualité d’Arakawa. Une orientation encore réprouvée dans ce Japon patriarcal et traditionaliste où toute tentative de vivre au grand jour sa différence est assimilée à un outrage aux bonnes mœurs. N’échappant pas au conditionnement social, Sakura tourne le dos à son entraîneur, disqualifie ce dernier auprès de la communauté sportive et brise de facto le tandem prometteur qu’elle formait avec Takuya.
De la légèreté comme principe de mise en scène
Scénario en tout point classique déroulant son lot de figures imposées et de scènes attendues, sans que toutefois Hiroshi Okuyama ne prête le flanc à une caractérisation grossière de ses personnages ou ne verse dans le pathétique ou l’édifiant. L’orientation sexuelle supposée de Arakawa est amenée de telle sorte qu’elle fait figure de non-évènement dans la dramaturgie du film. De la même façon, le cinéaste insiste moins sur les difficultés d’adaptation de Takuya à son environnement que sur sa bonté désarmante ou sa capacité à s’enthousiasmer de petits riens. Dénué de psychologie, le regard d’Okuyama respecte la zone d’intimité de ses protagonistes. Et si son film se risque parfois à flirter avec une forme de joliesse, voire de mièvrerie, le cinéaste laisse suffisamment de points de suspension dans la trame elle-même en pointillé de son récit pour que s’évaporent ces tentations, à l’image d’un dénouement plus amer que doux, en lieu et place du happy end possiblement craint.
Au fond, la réussite de Hiroshi Okuyama est d’ériger cette légèreté de la touche en principe de mise en scène. Car qui dit ligne claire n’en dit pas moins rigueur d’une symétrie que l’on peut à la fois admirer à l’échelle des plans, tous parfaitement cadrés et composés, qu’à celle plus ample du montage, chaque séquence ou presque étant amenée à se refléter tôt ou tard dans une autre faussement semblable.
Parmi ces séquences, on retiendra surtout les moments de patinage en solo ou en couple, filmés par une caméra flottante qui se double d’une précision documentaire lorsqu’elle enregistre les coulisses d’un sport en général peu regardé par le cinéma. Enclave sombre et confinée où prédominent les teintes froides, la patinoire – lieu pivot du film et théâtre du mal-être liminaire de Takuya – se pare peu à peu d’une coloration plus chaude à mesure que le garçon gagne en aisance sur ses patins, nourri par le soutien bienveillant et libérateur de son entraîneur. Okuyama, qui assure lui-même la photographie du film, joue de ces contrastes entre iridescence laiteuse des néons et de la glace et lumière dorée que filtrent les fenêtres de la patinoire pour faire de cet endroit un espace de pure sensorialité qui paraît même gagner en profondeur à mesure que les deux jeunes gens y affûtent leurs carres. Une logique de plasticité, d’élasticité et d’affranchissement de l’espace qui culmine lorsque cette chorégraphie des sentiments se déploie à ciel ouvert, sur la surface gelée d’un lac de montagne. Le simple fait de s’éloigner de la patinoire, de ses murs, de ses règles et des rôles qu’elle assigne à chacun ajoute alors une joyeuse dimension fraternelle aux rapports jusqu’ici verticaux qui unissaient le coach à ses élèves.
Neige de printemps
À défaut de transformer radicalement notre perception de la réalité, une neige de printemps a parfois le pouvoir d’interrompre, pour un bref instant, le cours du quotidien, d’inaugurer un espace propice aux réminiscences, aux vagabondages de l’esprit. Il en va de même de ces petits films dont la personnalité ne tient qu’à peu de choses – par exemple, cette expressivité toute picturale de la lumière dont je viens de parler. Gageons d’ailleurs que si Hiroshi Okuyama était peintre, il n’appliquerait qu’avec parcimonie la matière sur sa toile, laisserait des pans entiers de celle-ci vierges de toute intervention. Et c’est justement à l’endroit de ces zones vacantes que pourraient émerger, dans l’esprit des regardeurs que nous serions – et des spectateurs que nous sommes – des images ou des sensations remontées du lointain de nos souvenirs. De cette expérience intime et propre à chacun, ne serait-il pas possible de retirer quelques friandises mémorielles, aussi fondatrices ou futiles soient-elles ? À l’écoute de ce Clair de Lune, fil rouge musical de My Sunshine, ne pourrait-on pas se laisser transporter comme par magie vers un plan de Val Abraham, merveilleux écrin cinématographique que Manoel de Oliveira offrit jadis à la célèbre partition de Claude Debussy ? Et ce train qui surgit devant Sakura comme pour cristalliser sa confusion après qu’elle a surpris Arakawa avec son possible amant, ne sort-il pas d’un film de Yasujirō Ozu ? En outre, n’a-t-on pas déjà éprouvé cette blancheur cotonneuse d’Hokkaidō en regardant L’Idiot d’Akira Kurosawa, dont My Sunshine pourrait être une sorte de variation prépubère, moelleuse, dédramatisée ?
La discrétion du geste cinématographique de Okuyama, proche du pointillisme en ce qu’il cherche à former une image par l’addition de petites touches, ne fait-elle pas mouche dans cette peinture d’une campagne enneigée ? Essaimant à l’intérieur de ses compositions quelques pointes de couleurs primaires qui vibrent sur les ciels pastel, les arbres roses et des étendues constellées de blanc, le cinéaste fait montre d’une sensibilité au paysage hivernal le rapprochant de certains impressionnistes (Alfred Sisley et Paul Signac) mais surtout du grand peintre d’estampes japonaises Hasui Kawase. En tout état de cause, et à défaut de pouvoir s’ancrer aussi pleinement dans notre imaginaire que les œuvres du maître susnommé, l’univers diaphane et apaisant de My Sunshine procure quelques menus plaisirs qu’il serait regrettable de bouder.
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Screenings in Swiss cinema theatres
Info
My Sunshine | Film | Hiroshi Okuyama | JAP-FR 2024 | 90’ | CH-Distribution: First Hand Films
First published: February 13, 2025