Mandibules
Text: Emilien Gür
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Sur une plage, un homme en réveille un autre pour lui confier une mission : se rendre en voiture chez un troisième homme, charger une mallette dans le coffre et rentrer. À première vue, rien qui ne semble trop compliqué. En outre, la prime est intéressante. Qui hésiterait ? Le marché a vite fait d’être conclu. Sur la route, au volant d’une automobile volée, notre homme en croise un quatrième, ami de toujours, à qui il propose de monter à bord du véhicule. Insouciants, sous le soleil radieux d’un matin d’été, ils roulent vers la valise et l’argent. Un bruit se fait soudain entendre à l’arrière de la voiture. Après concertation, ils décident d’ouvrir le coffre. À l’intérieur, une gigantesque mouche. Étonnement et silence. L’un des deux comparses fait remarquer qu’il sera difficile de faire entrer la valise dans le coffre : l’insecte occupe déjà beaucoup trop de place. Frappé par la justesse de cette considération, son compagnon acquiesce. Midi n’a pas encore sonné et la mission, à accomplir d’ici la tombée de la nuit, semble irrémédiablement compromise. À cause d’une mouche.
Les derniers films de Quentin Dupieux partent invariablement de la même prémisse. Il en va toujours d’une action simple en apparence, trop simple en vérité, dont l’exécution est dictée par un impératif. Un homme doit trouver le meilleur cri de l’histoire du cinéma pour son nouveau film ; un homme doit porter un blouson en daim ; un homme doit ranger une mallette dans le coffre d’une voiture. Ces scripts, qui semblent si faciles à suivre, sont comme minés par leur propre évidence. L’incapacité des personnages mis en scène par Quentin Dupieux à exécuter les tâches qui leur sont imparties, est porteuse d’une leçon philosophique : l’accès à l’humanité est garanti par de tels égarements. Les échecs, les manies compulsives et même la déconcertante bêtise de ces personnages, se posent en ultime refuge à l’ennui aliénant qu’entraîne l’exécution des tâches les plus simples. Rien n’est moins souhaitable que leur accomplissement, puisque la seule possibilité de joindre linéairement un point A à un point B entrouvre un abîme métaphysique que nulle âme ne saurait soutenir. Aussi, la mouche est une figure rédemptrice. En ce qu’elle empêche l’exécution d’une mission terriblement banale, son irruption monstrueuse garantit aux personnages le recouvrement de leur humanité.
Sous les abords de la fable kafkaïenne, il est tentant de déceler l’allégorie biblique. La scène inaugurale, au cours de laquelle un homme promet à un autre la richesse par l’exécution d’une tâche d’une facilité désarmante, ne rejoue-t-elle pas, à sa manière, l’épisode de la tentation du Christ ? Le décor pousse à le croire : une plage de sable fin, en lieu et place du désert évoqué dans les Évangiles. Après tout, Mandibules ne raconte rien d’autre que l’histoire d’un homme qui s’égare alors qu’il souhaite suivre une ligne droite – pêché capital selon l’eschatologie de Quentin Dupieux. L’arrivée de la mouche met non seulement un terme à la progression du mal, mais indique aussi la voie du salut. Confrontés à l’insecte, les deux comparses abandonnent rapidement leur but initial. Ils n’iront pas chercher la mallette ; mieux, ils dresseront la mouche de sorte qu’elle puisse exécuter cette tâche, parmi tant d’autres. À partir de là, les choses n’auront cesse de se compliquer – ultime garantie du bien. Mis à la rue, les deux compagnons exproprient un caravanier de son bien mobilier ; quelques heures plus tard, ils mettent le feu au camping-car. Fauchés, ils somment le campeur délogé de les conduire à son butin ; ils laissent celui-ci s’échapper avant qu’il ne leur en ait montré l’emplacement. En quête d’un nouveau domicile, ils se font prendre en stop par une nantie qui croit reconnaître en l’un d’eux un vieux copain de lycée ; ils ont à peine le temps de passer une nuit dans sa luxueuse maison de famille avant de devoir prendre la fuite. Grâce à tant d’échecs, ils réussiront.
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