Magnetic Fields

[…] Ses champs magnétiques sont les affinités électives de notre temps. Sans idylle, donc. Elle et lui se jettent corps et âme dans l’exploration d’une relation qui ne sait pas ce qu’elle est et qui n’a pas non plus besoin de le savoir.

[…] Un vent de liberté souffle sur le cinéma de Yorgos Goussis, dont le geste tient en tout et pour tout à filmer deux êtres qui passent du temps ensemble, le dialogue entre leurs corps et la matière des paysages dans lesquels ils se fondent. En bref, à inventer des durées.

Text: Emilien Gür

L’été, ce n’est pas seulement une saison, une affaire de chaleur et de ciel bleu, ça se passe aussi dans la tête des gens. Voilà ce que prétend un animateur de radio entendu dans le premier long métrage de Yorgos Goussis. Et c’est si vrai. L’été rend con. Une fois passé le seuil des 25 degrés tombent toutes les inhibitions, le mauvais goût s’affiche sans pudeur sur les terrasses, les pelouses, les plages, bref, partout, dans un mélange d’odeurs de crème solaire, de clope et de bière. On se prend alors à rêver d’hiver. De sa solitude. De Magnetic Fields.

L’hiver, donc. Une femme et un homme sur un bateau, direction une île grecque. Elle s’est enfuie du domicile conjugal. Sur un coup de tête, semble-t-il. Lui transporte les cendres de sa tante décédée. Jusqu’à présent, ils ne se connaissent pas. Arrivés au port, comme sa voiture à lui tombe en panne, elle lui propose de le déposer en ville. « Ça ne vous dérange pas ? – De toute façon, vous n’avez pas le choix ». Le trajet est court, mais suffisamment long pour que le courant passe. Entre elle, lui et la voiture (Georges). De fil en aiguille, le hasard faisant bien les choses, ils se recroisent le soir, puis à nouveau le lendemain. Si bien que, puisqu’elle n’a rien à faire et qu’il n’a toujours pas de voiture, elle s’offre de le conduire à travers l’île. Et les voilà embarqués dans la quête d’un lieu de sépulture pour les cendres de la tante.

Vous auriez raison d’être suspect. Parce que oui, ça pourrait ressembler aux prémices d’une comédie romantique à la mécanique bien huilée : rencontre d’une femme et d’un homme, donc histoire d’amour. Sauf que non, Yorgos Goussis tord le cou aux clichés. Outre le bon goût de tourner le dos à l’été et sa lumière sale, le cinéaste a celui de tuer dans l’œuf toute possibilité de romance. Ses champs magnétiques sont les affinités électives de notre temps. Sans idylle, donc. Elle et lui se jettent corps et âme dans l’exploration d’une relation qui ne sait pas ce qu’elle est et qui n’a pas non plus besoin de le savoir. Lorsqu’il lui raconte qu’il a connu l’amour une fois et que ça suffit comme ça (parce que ça blesse), elle tombe des nues. « Si tu te coupais la main une fois, tu aurais envie de recommencer ? », lui demande-t-il. « Et comment », lui répond-elle du tac au tac. Peu importe : le temps d’un week-end, ils accordent leurs différences et s’aiment à leur manière, complices, comme de vieux amis, sans se planter des couteaux dans le cœur.

La rencontre, c’est aussi celle du couple avec les paysages de l’île. Un peu comme dans L’avventura de Michelangelo Antonioni, à la nuance près que l’esthétique de Yorgos Goussis tient plus des vidéoclips des années 80 que du raffinement glacé du maestro italien. Tourné avec deux caméscopes VHS, le film frappe par ses couleurs saturées qui confèrent à ce conte d’hiver des allures de rêve à travers lequel on déambulerait avec pour seul objectif de se perdre. Car la quête du lieu de sépulture tient du pur prétexte dans cette œuvre à la trame narrative aussi lâche qu’improvisée (le tournage, dont la durée n’a pas excédé une semaine, n’a été guidé, aux dires du réalisateur, par aucun scénario). Un vent de liberté souffle sur le cinéma de Yorgos Goussis, dont le geste tient en tout et pour tout à filmer deux êtres qui passent du temps ensemble, le dialogue entre leurs corps et la matière des paysages dans lesquels ils se fondent. En bref, à inventer des durées. Et il y parvient avec trois fois rien, sans le sou ou presque, ce qui donne à penser sur l’économie générale du cinéma.

Il faut dire que Magnetic Fields est une gifle au matérialisme. Arrivés au sommet d’un chemin pentu, les personnages sont à peine sortis du véhicule (pour pisser) qu’ils se retournent déjà, alertés par le son de la voiture qui, faute d’avoir actionné le frein à main, dévale la pente à tout allure. Fait suite un plan, tourné depuis le versant d’une colline voisine, qui filme de manière jubilatoire la chute du véhicule le long de la falaise. Depuis Charles mort ou vif (Alain Tanner), on n’avait peut-être vu d’aussi belle chute de voiture au cinéma. Une grâce aérienne enveloppe l’automobile dont on assiste à la transformation, au gré des chocs, de machine en carcasse. La tante trouve ainsi son lieu de sépulture parmi les débris du pare-brise. Amen. La voiture et l’urne étaient tout ce que les personnages possédaient. C’était encore trop. Pedro Costa nous le disait : argent et émotion sont liés. Avec ce premier film fauché, Yorgos Goussis a su trouver l’équilibre entre forme de production et forme artistique. On attend la suite avec impatience.

 

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Magnetic Fields | Film | Yorgos Goussis | GR 2021 | 78’ | Bildrausch Filmfest Basel 2022

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First published: June 29, 2022