Lupin III: Le château de Cagliostro

[…] En chorégraphe du vide, Miyazaki s’inscrit ici dans la plus pure tradition d’un burlesque vertical qui emprunte son ressort comique aux lois défiées de la mécanique et de la physique…

[…] On retrouve ici l’idée chère à cet auteur dont on connaît la pensée écologique, d’une nature qui finit par reprendre ses droits, et cette intervention souvent réitérée dans son cinéma d’un cataclysme purificateur rétablissant l’équilibre entre l’homme et la nature.

[…] Subtil mélange d’action, d’humour et de contemplation, «Le château de Cagliostro» est probablement, de tous les longs-métrages réalisés par Hayao Miyazaki, celui qui sait le mieux susciter une joie simple et immédiate de spectateur, mettant en scène sans arrière-pensée son pouvoir qu’il a de fabriquer du plaisir avec des formes colorées, des dessins en mouvement et du son.

Le Château de Cagliostro, une volupté du cinéma d’animation

Hayao Miyazaki, quatre-vingt-trois printemps cette année, n’en finit plus de finir. Cela fait plus d’un quart de siècle qu’il repousse sa retraite artistique – censée prendre effet après Princesse Mononoké, sorti en 1997 –, dix ans qu’il nous fait le coup du film testamentaire – Le vent se lève, réalisé en 2013, en avait déjà tous les attributs. On se gardera donc d’affirmer que Le garçon et le héron (The Boy and the Heron, 2023) conclut de manière définitive l’œuvre pléthorique du « never-ending man », mais on se réjouira de voir ou de redécouvrir sur les écrans son premier long-métrage, dans une version remastérisée qui permet de saisir toute l’étendue de son précoce et déjà invraisemblable talent.

Le château de Cagliostro donc, objet filmique dérivé d’une franchise bien connue au Japon, celle de la série Lupin III, cambrioleur pas si gentleman que cela imaginé par Monkey Punch (Kazuhiko Katō de son vrai nom) en 1967. Miyazaki, qui a mis en scène quelques épisodes de l’adaptation en dessin animé du manga, se voit confier les rênes d’un long-métrage labellisé Lupin à la fin des années soixante-dix. Aubaine pour ce bourreau de travail qui a déjà contribué à quelques œuvres fondatrices du cinéma d’animation japonais, dont le légendaire Horus, prince du soleil (1968), réalisé par Isao Takahata, son futur complice à la tête du studio Ghibli.

Avec cet opus liminaire, Hayao Miyazaki fait preuve d’un caractère bien trempé vis-à-vis du studio qui l’emploie, puisqu’il impose à ce dernier, en contrepartie du cahier des charges qui lui échoit – un univers diégétique et des personnages préexistants bien connus du public – une vision toute personnelle, où se dessinent les motifs et quelques-unes des obsessions qu’il n’aura de cesse de développer dans la suite de son œuvre. Le château de Cagliostro est le résultat d’une destruction préalable : celle du matériel contenu dans la bande dessinée originelle, dont Miyazaki ne conserve qu’une lointaine imagerie. Exit le voleur libidineux et les histoires transgressives imaginées par Monkey Punch. Le Lupin sauce Hayao tient davantage du héros chevaleresque que du trublion sans foi ni loi sorti de la plume du mangaka. Ainsi, l’auteur de Mon voisin Totoro (1988) substitue au traits grotesques, sexualisés, des personnages de Punch, la rondeur et la limpidité d’un style graphique caractéristique des productions à venir. Il reprend également la main sur un scénario qui a tôt fait d’évacuer le topos lupinien – la Riviera, un casino, un casse – pour déplacer l’intrigue dans un espace-temps qui n’est pas sans rappeler celui de Kiki la petite sorcière (1989) ou de Porco Rosso (1992), cette Europe fantasmée et magnifiée où la nature chatoyante se mêle à un folklore joyeusement désuet de villages pittoresques et de citadelles méridionales. Dès lors, le récit épouse une trajectoire en montagnes russes chère au créateur de Nausicaä (1984) : lancés sur la piste d’un réseau de faux monnayeurs les conduisant jusqu’à une principauté nichée au cœur des Alpes, Lupin et ses acolytes entreprennent d’infiltrer le territoire du comte de Cagliostro, tyran local dont l’imposante forteresse semble abriter un secret bien plus lourd qu’un simple trafic de monnaies frelatées.

Un art de la verticalité au service du burlesque

Miyazaki se sert de ce canevas de film d’aventure à l’ancienne pour déployer son art de l’animation  dans toutes les coordonnées de l’espace, manifestant une attirance nouvelle pour les vues plongeantes, les mouvements ascensionnels et les chutes vertigineuses. Cette utilisation tous azimuts de la verticalité dans le champ de sa mise en scène ouvre de nouvelles possibilités expressives dont le cinéaste se délecte allégrement, à l’image de l’ébouriffante scène de course-poursuite dont il perturbe le déroulement horizontal en y introduisant une embardée soudaine – la Fiat 500 de Lupin et de Jigen se met à escalader une falaise abrupte pour se retrouver à l’aplomb de la 2 CV de la princesse traquée par les sbires du comte. Cette fascination pour les forces d’élévation est déclinée dans la suite de l’histoire – le numéro d’équilibriste de Lupin sur les toits du château, la fuite en gyroptère ou le final sur la tour de l’horloge – et fera l’objet de réinterprétations constantes dans la filmographie de l’auteur – on pense à la poursuite endiablée sur un train de mine dans Le Château dans le ciel (1986), où à l’automobile tentant d’échapper aux gigantesques vagues dans Ponyo sur la falaise (2008).

Si l’on célèbre volontiers aujourd’hui l’art miyazakien pour sa veine mystico-lyrique (les vastes épopées à la Nausicaä ou Mononoké, les contes rétrofuturistes que sont Le château dans le ciel et Le château ambulant, 2004) ou, encore davantage, pour la poésie en roue libre et l’opacité de ses fables initiatiques (Le voyage de Chihiro, 2001, Le garçon et le héron), Le château de Cagliostro ressort à point nommé pour nous rappeler l’essence avant tout burlesque de ce cinéma, aspect souvent ignoré au profit d’une lecture interprétative de ce dernier, il est vrai peu comptable de ses effets. En chorégraphe du vide, Miyazaki s’inscrit ici dans la plus pure tradition d’un burlesque vertical qui emprunte son ressort comique aux lois défiées de la mécanique et de la physique, les personnages se définissant par leur rapport à l’environnement et leur capacité à s’affranchir de la pesanteur terrestre. On pense évidemment à Charlie Chaplin – par deux fois cités lorsque les protagonistes sont pris dans les engrenages géants de la machinerie de l’horloge –, à Buster Keaton ou encore à Harold Lloyd, funambule des échafaudages et des gratte-ciels dont l’image iconique demeure celle le montrant suspendu aux aiguilles d’une horloge, dans Safety Last (1923).

D’un château l’autre

Il en va de même pour Lupin et sa bande qui dénichent toujours dans le décor un moyen de renverser une situation critique, qu’il s’agisse d’une branche à laquelle se raccrocher, d’une lucarne par où s’engouffrer ou d’un toit par lequel s’enfuir. Le décor, l’autre grande affaire de ce bien nommé Château de Cagliostro, film inaugurant un tropisme pour les forteresses que le metteur en scène s’amusera plus tard à faire voler dans les airs ou gambader sur la terre ferme, et qui trouve là une incarnation ambivalente, ouvertement inspirée du palais du Roi de Takicardie dans Le roi et l’oiseau (1952) de Paul Grimault. Ce premier des châteaux miyazakiens est tout à la fois un personnage à part entière, un principe fictionnel et une géographie prétexte à multiplier les numéros de voltige. Un bastion pervertit par l’usage carcéral et mortifère qu’en a fait le comte, et dont l’agencement labyrinthique structure un récit qui passe en un éclair de l’ombre à la lumière, des tourelles et flèches gothiques pointées vers le ciel aux remugles des catacombes. Mais si ce château-là n’est pas, à la différence de Laputa et du Château ambulant, un édifice en mouvement, il n’en reste pas moins un organisme innervé par l’eau du lac sur lequel il a été bâti, unique élément le rattachant à la vie. C’est de là que viendra du reste son salut, lorsqu’un barrage cédera et libérera des eaux qui laveront les entrailles de la citadelle des sombres machinations du comte. On retrouve ici l’idée chère à cet auteur dont on connaît la pensée écologique, d’une nature qui finit par reprendre ses droits, et cette intervention souvent réitérée dans son cinéma d’un cataclysme purificateur rétablissant l’équilibre entre l’homme et la nature.

L’humilité d’un mode mineur

Davantage que la nature elle-même, c’est son sentiment que Miyazaki cherche à capturer dans les images qu’il compose. Pour ce faire il ménage, entre deux scènes d’action, des moments de respiration bucoliques imprégnés d’une certaine mélancolie. Il y a bien sûr la découverte par Lupin et Jigen de l’ancienne masure du château de la princesse, où coexistent harmonieusement une nature hospitalière et les vestiges d’un âge prospère. Il y a surtout le générique d’ouverture, montage séquence composé de plans fixes et d’élégants mouvements d’appareil, où paradoxalement la part d’animation est minimale en regard de la puissance d’évocation dont les images sont porteuses. Une sorte de court-métrage dans le long. Un road-movie de poche voyant les deux compères enfiler les kilomètres à bord de leur minuscule Fiat, s’arrêter en rase campagne pour griller une cigarette, contempler le soleil couchant puis s’endormir à la belle étoile, la maestria de Miyazaki – à même de simuler le tremblement optique d’une focale longue propre au rendu du cinéma en prises de vue réelles – faisant le reste. On se croirait sur la route en compagnie des deux amis d’Im Lauf der Zeit (1976) de Wim Wenders, la voix langoureuse d’une chanteuse de variété nippone en plus.

Subtil mélange d’action, d’humour et de contemplation, Le château de Cagliostro est probablement, de tous les longs-métrages réalisés par Hayao Miyazaki, celui qui sait le mieux susciter une joie simple et immédiate de spectateur, mettant en scène sans arrière-pensée son pouvoir qu’il a de fabriquer du plaisir avec des formes colorées, des dessins en mouvement et du son. Épargné par la solennité parfois pesante des grandes fresques qui suivront, porté par une cinéplastie iconoclaste et jubilatoire, cet idéal de divertissement nous suggère que c’est dans l’humilité d’un mode mineur de série B que le futur récipiendaire d’une Palme d’or d’honneur à Cannes atteint une volupté du cinéma d’animation.

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Lupin III: Le château de Cagliostro | Film | Hayao Miyazaki | JAP 1979 | 100’ | Ginmaku Japanese Film Festival Zurich | CH-Distribution: Film Verleih Gruppe Waldner

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First published: May 10, 2024