Los fantasmas del Caribe

[…] Il s’agit aussi de reconnaître le bienfait du dire, de l’explicitation verbale, qui renforce la valeur thérapeutique de l’acte de filmer.

[…] L’histoire personnelle se mélange alors avec l’histoire de la nation et les membres de la famille s’avèrent être autant de miroirs d’un peuple partagé entre fatalisme religieux et soif de justice, entre désespoir et illusion.

[…] La voie de la paix et du pardon indiquée par sa sœur semble certainement idéale et souhaitable, mais la force de « Los fantasmas del Caribe » est toute dans le réalisme d’un pardon difficile voire impossible. Il faut plutôt y substituer une acceptation de l’insoignable, liée à ce que Felipe Monroy appelle « survivre dans la fiction ».

Il est rare qu’un film documentaire dont le dispositif est apparemment très simple – un auto-documentaire sur la réconciliation avec sa propre famille – nous réserve autant de moments émotionnellement denses, denses de violence et de fragilité à la fois. Felipe rentre en Colombie, après avoir rompu avec sa famille et un passé marqué par l’abandon – c’est le père longuement drogué et ses vingt-cinq ans d’absence – et la violence – c’est la mère, fuie par le petit Felipe qui à quatorze ans se retrouve ainsi à vivre dans les rues des quartiers les plus violents de Bogotà. Dix ans d’exil en Europe ne permettent pas d’oublier cette histoire, et la décision de rentrer en Colombie pour se reconnecter avec sa famille est d’abord la reconnaissance d’un passé qui ne peut pas passer, d’une mémoire qui ne peut pas être refoulée. Los fantasmas del Caribe s’inscrit donc sous le signe de l’explicitation – d’où l’usage intelligent de la voix off, dont il faut pourtant parfois admettre la redondance face à des images déjà très parlantes. Mais, justement, il s’agit aussi de reconnaître le bienfait du dire, de l’explicitation verbale, qui renforce la valeur thérapeutique de l’acte de filmer.

Le choix de se filmer soi-même dans ce processus de réappropriation n’a rien à voir avec l’auto-représentation et la mise-en-scène. Felipe Monroy est particulièrement habile à se mettre en recul pour laisser parler ses proches, aussi car au fond l’écoute est une arme plus puissante que le reproche. Par ailleurs, Felipe n’est pas seulement sujet mais également spectateur d’un autre sujet que sa famille : la Colombie toute entière comme corps social déchiré par la violence, divisé par les injustices, mais également en quête de réconciliation. Dès les premières images du film, où l’impressionnante étendue de la ville de Bogotà prend forme à partir du noir, la capitale de la Colombie et la Colombie elle-même sont le protagoniste caché de Los fantasmas del Caribe. L’histoire personnelle se mélange alors avec l’histoire de la nation et les membres de la famille s’avèrent être autant de miroirs d’un peuple partagé entre fatalisme religieux et soif de justice, entre désespoir et illusion. Le père et la mère finissent ainsi par incarner des catégories politiques sinon philosophiques qu’on pourrait nommer, respectivement, la “dépense” – la référence à Georges Bataille n’est pas à exclure… – et l’ordre (patriarcal).

Face à l’instrumentalisation du spectacle de la réconciliation politique entre gouvernement et FARC, Monroy se positionne avec un scepticisme qui cherche quand même à garder l’espoir d’une amélioration. Une position politique qui se reflète dans le positionnement que Felipe assumera pendant le tour de force sentimental dont nous sommes spectateurs vers la fin du film, où la question de la réconciliation familiale émerge avec puissance. La voie de la paix et du pardon indiquée par sa sœur semble certainement idéale et souhaitable, mais la force de Los fantasmas del Caribe est toute dans le réalisme d’un pardon difficile voire impossible. Il faut plutôt y substituer une acceptation de l’insoignable, liée à ce que Felipe Monroy appelle « survivre dans la fiction » (curieux et juste qu’au fond du réalisme on ne retrouve rien d’autre que la nécessité de la fiction…). La danse collective et individuelle à la fois qui accompagne le générique est une de ces idées filmiques qui ne peuvent qu’émouvoir profondément le spectateur.

Malgré son dispositif de tournage, forcément minimaliste pour obtenir la plus grande intimité dans le foyer familial, Los fantasmas del Caribe brille par des scènes tout simplement vertigineuses, comme la balade “métaphysique” avec Jorge, le père de Felipe, parmi les ruines du quartier qui fut le théâtre de la scène la plus violente de Bogotà. Ici, cadeau inattendu pour un documentaire, nous découvrons un pauvre chien en larmes car piégé dans le verre cassé d’une fenêtre : une image qui est à elle seule capable d’en dire davantage que toute description verbale… Une autre séquence vertigineuse, sur laquelle je veux terminer ces réflexions car elle me semble constituer un noyau décisif dans la dramaturgie du film, est celle de la séparation de Felipe avec sa mère : cette dernière trouve finalement les mots pour exprimer sa demande de pardon, demande qu’elle paye certainement d’une brèche dans la forteresse de ses convictions. Or, Felipe l’embrasse, vivant ainsi un moment cardinal de sa vie ; mais il ne renonce pas pour autant à continuer de tenir le microphone : le cinéma continue, pour notre bénéfice. Un bras pour embrasser, un bras pour enregistrer le son – Felipe ne redevient pas enfant, il est désormais un metteur-en-scène (aussi) : sa résistance à un pardon facile passe par son engagement dans la fiction dont le cinéma est fait, une fiction qui se profile comme un sauvetage, peut-être comme la seule possibilité d’accepter – le passé, la souffrance, l’autre.

Info

Los fantasmas del Caribe | Film | Felipe Monroy | CH-COL-FR 2018 | 89’ | Visions du Réel 2018, Solothurner Filmtage 2019

More Info 

First published: April 20, 2018