Los capitulos perdidos
[…] La réussite de ces « Capitulos perdidos » (les chapitres de la vie, ceux des livres oubliés…) tient aux choix esthétiques qui rythment le récit sans emphase.
[…] Il est question de l’urgence sous-jacente sans doute de la sauvegarde de la mémoire d’un pays, de sa culture, de sa littérature, même avec ses imposteurs, façon de conjurer l’angoisse de la finitude de la vie.
Text: Jean Perret
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C’est une histoire complexe qui est contée sur un mode minimaliste. C’est à vrai dire l’histoire double d’une sortie de cadre et d’une mise en cadre. Hors-champ et champ, désordre et ordre. Ici la mémoire, là le livre.
Tant de photographies, de lettres, de bibelots, de tableaux, d’objets artisanaux et d’usages courants habitent cette maison de grands bourgeois, lieu de repli du récit. C’est dans cet écrin de culture, d’harmonie, de bien-être et de calme – la ville alentour n’est à aucun moment bruyante – que Mamama, la grand-mère, a le souci de mettre à niveau au mur les cadres parfois penchés des peintures. Ena, vivant à l’étranger, lui rend visite, ainsi qu’à son père, séparé de sa mère. Mamama, de grand âge, est en train d’être quittée par sa mémoire. Elle pense son fils mort alors qu’il vit au Chili depuis cinq années et un fameux poème de sa jeunesse lui échappe. Un beau plan à valeur élégamment métaphorique thématise sa sortie de la perception du temps réel. Les deux femmes en promenade dans un parc sont filmées en plan large. La caméra en un lent panoramique suit l’élancement des arbres vers le ciel alors que Mamama et Ena disparaissent tout en bas à droite du cadre. Elles sont doucement congédiées de l’image, elles gagnent son hors-champ.
La réussite de ces Capitulos perdidos (les chapitres de la vie, ceux des livres oubliés…) tient aux choix esthétiques qui rythment le récit sans emphase. Tel mouvement de caméra des mains de Ena jouant au piano vers son visage de profil flou. On comprend qu’il s’agit de la vision de sa grand-mère, qui la regarde, dubitative. De même, les photographies de famille qu’elle scrute sont sciemment décadrées, ses yeux sont déphasés. Tout est affaire de sa présence dans le cadre, au bord de celui-ci et hors de lui. Cette question de comment l’« être à l’image » des personnages fait-il sens, est-il vraisemblable, est récurrente au cinéma, parfois mal envisagée ou souvent ignorée. Lorena Alvarado, qui est la monteuse de son film et la co-directrice de la photographie avec José Carlos, propose à ses spectateurs et spectatrices des présences dédramatisées, des scènes brèves, tendres, étonnement légères.
Pendant ce temps, découverte spectaculaire est faite des milliers, des dizaines de milliers (?) de livres que collectionne le père. Certes, il travaille dans la « Libroria », mais n’hésite pas à trier dans sa vaste maison des montages d’ouvrages qui lui ont été livrés. Sa quête, toute désespérée qu’elle puisse paraître, consiste à réunir pour le Musée du livre (l’acteur est l’un des fondateurs de ce Musée, qui existe à Caracas) tous les ouvrages du pays. Et de chiner, de recevoir des legs, de questionner marchands et brocanteurs, sa quête est inlassable, afin de les aligner, de les mettre dans les cadres de la bibliothèque. Tout cela constitue une vie parfaitement normale que des découvertes agrémentent dans le flux calme des jours. Point d’effusions ni d’enthousiasmes triomphants. Les conversations avec sa fille sont complices et sereines, ils partagent cette vie de famille portée par trois générations.
Ena lui donne des coups de main à mettre dans le bon ordre des livres sur les longues étagères et découvre sur une carte postale enfouie dans l’un d’entre eux l’existence d’un écrivain inconnu. Elle se met à la rechercher d’un livre dû à cet homme qui publia sous un nombre incroyable de pseudonymes. Qui plus est, il pourrait être un très malin usurpateur ? Ena veut écrire cette vie !
La mise en scène est posée, on perçoit les intentions de la réalisatrice dont c’est le premier long métrage, le jeu des trois personnages est retenu, marqué d’une forme de pudeur ; le découpage des scènes échappe à toute précipitation, avec un temps pondéré à mettre en valeur cet espèce de cabinet des curiosités, cet univers surinvesti par effets d’accumulation dont cette villa et le Musée sont les archétypes. Dans les arborescences de verdure luxuriante qui ceignent la maison, il est question de l’urgence sous-jacente sans doute de la sauvegarde de la mémoire d’un pays, de sa culture, de sa littérature, même avec ses imposteurs, façon de conjurer l’angoisse de la finitude de la vie. S’agit-il de valeurs refuges pour Lorena Alvarado dont le minimalisme de la dramaturgie, avec rigueur esthétique et tenue narrative, cerne un état de conscience – une forme contemporaine d’anxiété à l’endroit du monde ? Il convient de préciser qu’aucune mention de la situation politique, économique et sociale qui gangrène le Venezuela depuis des années n’est esquissée. Le père et sa fille, qui prochainement va repartir, déambulent tout à la fin du film à l’Université Centrale du Venezuela avec pour décor les fameuses peintures murales de Mateo Manaure. Ils gardent pied dans la beauté abstraite d’une référence de choix.
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Info
Los capitulos perdidos | Film | Lorena Alvarado | VEN 2024 | 67’ | Filmar en América latina Genève 2024
First published: December 03, 2024