Les misérables | Damien Bonnard, Djebril Didier Zonga

Film naturaliste, postmoderne, voire kitch ? Entre clip et série, un film qui va à toute allure, à marche forcée. Pourtant, ne s’agirait-il pas de « sauver le temps de la frénésie du présent » (Patrick Boucheron in Le Monde, 2-3 janvier 2016), « car il nous faut du repos, une halte pour reposer la conscience » ?

Mariama Balde a interviewé pour Filmexplorer deux acteurs du film : Damien Bonnard et Djebril Didier Zonga.

C’est impressionnant de regarder comment ça va vite, ces Misérables de Ladj Ly, la manière dont tous les personnages de ce film parlent et bougent en hâte, combien les éléments de ce récit ancré à Montfermeil, banlieue parisienne, sont précipités. Certes, les circonstances de référence dans lesquelles se déroule l’histoire appellent la représentation des tensions et des affrontements entre les gens des cités. Ils sont autant les locataires des immeubles (dégradés, desquamés, à l’abandon), les caciques communautaristes (respectés), les parrains locaux (craints), que les forces de l’ordre incarnées ici par trois policiers de terrain (intrépides). Ce territoire est maillé par la stratégie des violences faites de provocations, d’esquives, de luttes, d’affrontements mortifères, et le film le corsète afin d’en exhiber à séquences continues les effets spectaculaires. Certes, la dimension de témoignage — documentaire — d’un phénomème social à ramification évidement politique et civilisationnelle fait le lit du film et emporte l’adhésion jusqu’aux sommets de la profession du cinéma réunie à Berlin début décembre, qui l’élit meilleure fiction européenne 2019.

Pourtant, à observer de biais Les Misérables, c’est le spectacle de son économie narrative, de la construction de son récit, qui en impose. Dialogues, corps et décors, cadres et montage, bande-son, tous aux taquets : chaque scène est organisée en quête d’une efficacité audiovisuelle, qui à terme exhibe le film lui-même en tant que machine de performance replète d’actions. Le récit est infatué de sa propre rhétorique, qui, haletante, imagine qu’elle saura plus, encore, toujours, éblouir son spectateur tenu ainsi en otage. À son regard défendant, il est sous l’effet des moments forts et autres culminations de plus-value émotionnelle. Néanmoins, « le critique est celui qui, tout en consentant à la fascination que le texte lui impose, entend pourtant conserver droit de regard » (Jean Starobinski, Le Monde, 8 mars 2019).

Conservons. Très vite, le film s’émancipe de son terrain de référence, la banlieue, pour ripoliner celui de la fiction partie en vrille à force de tous les artefacts narratifs et esthétiques mis en œuvre. L’ancrage de l’histoire dans des décors pour de vrai avec nombre des jeunes personnages qui jouent pour de vrai selon des événements pour de vrai, est censé légitimer son discours d’engagement et de dénonciation. Mais celui-ci est dévoyé par les mouvements d’un récit qui ne cesse de se mirer en train de faire tourner une machine fictionnelle à fond les manettes pour de vrai. Film poursuite, craignant d’être rattrapé par lui-même, emmailloté dans la frénésie de la fuite du temps.

Les Misérables est exemplairement non-contemporain, trop occupé à s’aveugler de la lumière de ses propres feux pour discerner les obscurités du présent, ses temps morts, suspendus, en attente.

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Comparaison n’est pas raison, mais il serait bien de rendre compte, en regard du film de Ladj Ly, de Terminal Sud, le film de Rabah Ameur-Zaïmeche, ou de Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ?, qui sont autant habités de violences et dont les récits inventent une respiration, un battement propre à d’intenses émotions et réflexions.

Jean Perret

 

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Interview avec Damien Bonnard et Djebril Didier Zonga
par Mariama Balde 

D’une justesse rare, LES MISERABLES s’attache au microcosme d’une cité de Seine–Saint-Denis, cartographie ce territoire tout en mettant en scène ce qu’il s’y passe. Cette plongée vertigineuse tourne très vite autour de trois policiers de la brigade anti-criminelle, aussi appelée la BAC. À l’occasion de la Première suisse du film au Festival international du film de Genève (GIFF) nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec les comédiens Damien Bonnard et Djebril Didier Zonga (19/11/2019).

Mariama Balde (MB) : En 2017 vous avez participé au court-métrage de Ladj Ly qui se nommait déjà Les misérables. Comment avez-vous fait sa connaissance et comment vous a-t-il présenté son projet de long métrage ?

Damien Bonnard (DB) : Pour ma part j’ai rencontré Ladj à travers Alexis (Manenti) qui interprète Chris dans le film. À l’époque, ils écrivaient ensemble le court-métrage et ils étaient à la recherche d’acteurs. On s’est retrouvé à faire le film ensemble sans savoir que Ladj allait réaliser le long. Déjà en 2017 c’était pas banal parce que le film a eu une belle vie en festivals avec plus de 150 sélections et 40 grands prix.

Djebril Didier Zonga (DDZ) : Je connais Ladj depuis vingt ans. On vient du même coin entre Clichy-sous-Bois et Montfermeil. Comme le dit Damien, on a eu la chance qu’après l’expérience du court-métrage il décide de continuer avec nous, même s’il a dû s’armer de patience… Le film a été super dur à monter. Il l’a fait avec le tiers du budget et six semaines de tournage ! Malgré tout, parce que c’était ce projet et parce que c’était lui derrière la caméra, tout le monde s’est impliqué à 200 %.

MB : Il y a un aspect quasi documentaire au film. C'est ce regard proche du réel qui vous a convaincu?

DB : Oui bien sûr ! Ladj parle de son vécu et de celui de ses proches. Ce qui m’a particulièrement touché, sans hésiter, c’est la position des enfants dans le film : ils se retrouvent mêlés à des embrouilles qui ne sont pas de leur âge et qui les dépassent.

DDZ : Pour ma part j’ai eu envie de défendre ce rôle, tout simplement. Ladj était attendu au tournant, il le savait et nous aussi. On avait envie de raconter notre histoire et de tourner à domicile. C’est incroyable de se dire que notre film s’exporte et qu’il est en lice pour représenter la France aux Oscars 2020 !

MB : Comment se passe un tournage de Ladj Ly ? Comment travaille-t-il ?

DB : Il y a que Ladj qui est Ladj [rires]. Son film est très écrit. Il avait tout en tête et il lui arrivait souvent de rajouter des pièces au puzzle.

MB : Djebril Didier Zonga, vous incarnez un policier qui a ses racines à Montfermeil, un personnage complexe. Pouvez-vous nous le décrire ?

DDZ : C’est un personnage pétri de contradictions. J’ai moi-même pu me rendre compte que le visage de la police en région parisienne a changé. On voit de plus en plus de policiers issus de l’immigration et de ces quartiers. Ils font un travail qui maintenant n’existe plus, celui que faisait à l’époque la police de proximité supprimée par Nicolas Sarkozy. Mon personnage est profondément humain, ce qui fait qu’à un moment donné il va perdre le contrôle.

MB : Qu’est-ce que vous pensez du parallèle qui est fait dans le film entre ces policiers de la brigade anti-criminelle et les cow-boys du Far West ?

DDZ : C’est vrai que certains policiers jouent aux cow-boys en pensant que cette attitude va les protéger, alors que parfois il suffit de respecter les gens pour l’être en retour. La police est là pour protéger et servir donc c’est important de dialoguer avec la population et les jeunes surtout.

DB : Il y a clairement un lien à repenser.

MB : Comment avez-vous construit vos personnages ?

DDZ : Ayant moi-même eu un rapport plutôt conflictuel avec la police étant jeune, j’ai dû passer de l’autre côté entre guillemets, du côté de la police. Pour les besoins du film, j’ai pu me plonger en immersion auprès d’eux pour les observer. J’ai aussi travaillé avec un coach pour tout ce qui est du hors champ, pour être crédible. C’était agréable parce que Ladj nous a laissé la liberté de façonner nos personnages et de créer une alchimie de groupe entre nous.

DB : On a également eu la chance de pouvoir vivre ensemble pendant le tournage. Je pense que c’est le tournage le plus fort et le plus humain auquel j’ai participé. Plus de deux cents personnes du quartier ont participé au film. On avait l’impression d’être dans un village et que tout le monde se connaissait, même si je ne cache pas que ça a été dur de voir les gens galérer, la précarité de certains, et de prendre conscience de leur isolement. Je me questionnais sans arrêt sur les droits des policiers, les droits du citoyen en face d’eux, et sur les limites de la justice. Au final, comme Djebril, j’ai construit mon propre personnage.

MB : Peu de films contemporains se tournent autour des quartiers et des problématiques qu’on y trouve. Ce qui frappe c’est cet éclairage contemporain qu’apporte Les misérables

DB : Je pense que Ladj voulait réaliser un conte moderne tout en faisant un état des lieux de la situation actuelle. Mieux encore, il imagine ce qu’il se passera si on ne tente rien pour faire évoluer la situation dans laquelle se trouvent ces quartiers. Il faudrait que cette violence quotidienne cesse.

MB : Est-ce que les habitants de Montfermeil ont pu voir le film ?

DB : On a fait deux projections, une à Clichy-sous-Bois et une à Montfermeil. Les gens étaient très touchés et heureux de se voir dedans.

DDZ : Oui, ils étaient fiers d’avoir participé. Et le fait qu’ils se soient sentis bien représentés est une petite victoire pour nous.

 

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Les misérables | Film | Ladj Ly | FR 2019 | 102’

FIPRESCI Prize 2019, Prix du Jury at Festival de Cannes 2019, Film des Monats (January) – Schweizerischer Verband der Filmjournalist*innen SVFJ

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First published: January 11, 2020