Les femmes au balcon

[…] Le ton est donné: drame, violence, vengeance, et humour noir. En à peine cinq minutes, Noémie Merlant nous a déjà conquis.

[…] C’est à travers ce regard désirant, incarné par Nicole, mais aussi par Ruby et Élise, que Noémie Merlant construit un espace protecteur où ces femmes s’expriment et se déplacent librement.

L’été à Marseille, sous une canicule écrasante. Le film s’ouvre sur une image saturée aux tons pop et vifs. Les couleurs éclatent à l’écran, et l’on entre comme dans Rear Window (1954) d’Alfred Hitchcock : la caméra balaie les fenêtres ouvertes, survolant les activités des habitants. Elle nous mène ensuite au sommet d’un balcon où l’intrigue se déploie: une femme noire est allongée au sol. Coup de chaleur? Mort? Ou prend-elle simplement le frais sur les dalles? Ni l’un ni l’autre: elle arbore un œil au beurre noir, et un homme lui lance: « Drama queen, lève-toi, j’ai faim ». L’indignation monte dans le public, et l’injustice se ressent à l’écran. Mais le soulagement arrive vite: Denise remet son bourreau à sa place, à coups de pelle, en l’asphyxiant en s’asseyant sur son visage — un moment drôle et cathartique. Le ton est donné: drame, violence, vengeance, et humour noir. En à peine cinq minutes, Noémie Merlant nous a déjà conquis et nous embarque dans ce qu’elle décrit elle-même (après la projection au GIFF 2024) comme un film « chelou ».

Présenté en première suisse au Geneva International Film Festival (GIFF) en présence de la réalisatrice Noémie Merlant, ce film plonge dans un monde radicalement opposé à celui d’Hitchcock. Là où Jeff, le photographe de Rear Window, cloîtré chez lui avec une jambe cassée, s’invente une histoire de meurtre en projetant son regard masculin sur la cour, Nicole (Sanda Codreanu), journaliste indépendante assise sur son balcon pour écrire son premier roman, jette un regard féminin sur le sien. Sous prétexte d’écrire, elle se laisse aller à des fantasmes, invente des scénarios pour nourrir ses désirs et son imagination en observant son voisin d’en face (Lucas Bravo), mystérieux, séduisant et (souvent) nu. L’inversion est totale: ici, le voisin est photographe et objet de désir, tandis que Nicole, observatrice, est désirante. Le cadre est posé: objet désiré, sujet désirant.

C’est à travers ce regard désirant, incarné par Nicole, mais aussi par Ruby et Élise, que Noémie Merlant construit un espace protecteur où ces femmes s’expriment et se déplacent librement. Cet appartement devient le cœur de la narration, à la fois refuge et scène d’intrigues personnelles. Pour Nicole, le balcon est d’abord un lieu de travail, mais on découvre vite qu’il est surtout un sanctuaire, symbole de son isolement et de sa peur du monde extérieur. Sa colocataire Ruby, interprétée par l’étoile montante suisse, l’actrice Souheila Yacoub, semble être son opposée: désinhibée, confiante, presque insaisissable. Nicole dit d’elle: « On tombe toujours amoureux des gens libres ». Pourtant, Ruby n’est pas aussi libre qu’elle en a l’air; elle aussi est captive de cet espace, qu’elle utilise pour un travail tabou et sexualisé, celui de camgirl.

On se laisse alors bercer dans cet appartement, à l’abri de la violence et de la domination, où la nudité et les rapprochements corporels entre femmes deviennent des expressions de sororité. Un espace où le corps féminin s’affirme sans être sexualisé: Nicole s’allonge sur Élise pour la calmer, et des scènes tendres de douches, de danse et de câlins se jouent librement, redéfinissant le corps féminin en dehors de toute objectification. Ruby s’y promène seins nus, et bien que les hommes sifflent depuis leurs balcons, ils restent à distance, séparés par cette barrière de murs et de cours qui neutralise leur regard. Élise (Noémie Merlant) y trouve refuge: actrice fuyant son couple et son tournage de film, elle débarque en tenue de Marilyn Monroe — une ironie qui résonne, elle qui incarne la sex-symbol ultime du regard masculin.

Le naturel des interactions à l’écran découle autant du talent des actrices que d’un processus créatif collaboratif entre Noémie Merlant et Sanda Codreanu, enrichi par des amitiés et des expériences partagées. L’apport de Souheila Yacoub, avec sa liberté d’improvisation, insuffle une touche unique à certaines scènes. Cette complicité entre actrices devient d’autant plus cruciale dans la deuxième partie du film, où les genres comédie, drame et érotico-gore se brouillent. Cette seconde moitié offre une liberté émotionnelle efficace, avec le chaos et les cris qui en résultent, contrastant avec un ton plus moralisateur qui, bien que nécessaire pour aborder les questions sociétales liées au patriarcat, peut parfois sembler un peu appuyé. 

Placé dans son contexte, Les femmes au balcon résonne particulièrement bien avec les préoccupations contemporaines occidentales, en questionnant le regard et le consentement dans les dynamiques hommes-femmes, que ce soit dans les relations de couple, professionnelles — ou simplement avec le voisin d’en face.

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Les femmes au balcon | Film | Noémie Merlant | FR 2024 | 104’ | Geneva International Film Festival 2024 | CH-Distribution : Frenetic Films

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First published: November 12, 2024