Leni Riefenstahl

[…] La démarche du cinéaste relève d’une compréhension fondamentale de ce en quoi le montage pense le cinéma, de comment cette pratique du montage démonte les vérités assénées par Leni Riefenstahl.

[…] Ses réalités sont si parfaitement virtuelles et déracinées qu’elles en sont devenues authentiquement vraies. Sidérant : une réalité sans réel, un discours sincèrement arcbouté dans sa mauvaise foi. Un artefact d’authenticité.

Text: Jean Perret

Ce qui était nouveau pour moi, c’est sa façon après la guerre de rester profondément attachée à l’idéologie nationale-socialiste. Elle est restée une fasciste.
Andres Veiel

Il existe de petits arrangements avec la vérité, qui ne portent guère à conséquence, et pourtant ! Leni Riefenstahl porte un grand intérêt au début des années 1960 aux tribus des Noubas au Soudan. Elle les photographie, les filme et alors qu’on lui demande si sa présence aurait pu perturber leur existence, sa réponse ne laisse aucun doute. C’est à distance qu’elle prenait ses images, de sorte de ne pas occasionner de quelconques dérangements. Surprise alors pour nous qui venons de la voir de fort mauvaise humeur parmi des Noubas, les dirigeant comme le ferait un cinéaste autoritaire sur un plateau de film de fiction. Sifflet à la bouche, bâton en main, elle régimente un monde à sa façon.

Cette séquence est exemplaire du principe général qui régit le film de Andres Veiel. La juxtaposition d’images produit d’authentiques désordres à l’endroit du récit univoque de la cinéaste allemande. Elle, qui n’a de cesse de répéter avec véhémence qu’on ne peut dire la vérité sans être condamnée, que ses vérités à elle, les seules qui fassent autorité, sont bafouées par les journalistes et les médias en général. La présence de Leni Riefenstahl fut à l’évidence intrusive parmi les Noubas et c’est le seul choc des images entre elles qui établit la vérité des gestes contre celle des mots de la réalisatrice.

Que ne savait-on pas encore de l’égérie du Troisième Reich, des films, voir Le merveilleux, l’horrible vie de Leni Riefenstahl / Die Macht der Bilder de Ray Müller en 1993, des émissions, des livres, une autobiographie, traduite en neuf langues, sont accessibles depuis des années. Mais en 2018, événement : 700 boîtes d’archives constituées par Leni Riefenstahl et son entourage sont rendues publiques. 50'000 photographies, d’innombrables audiocassettes, des bobines de films et les classeurs des procès en diffamation qu’elle intenta, des dossiers de presse et tant d’autres documents retiennent le meilleur de l’attention du cinéaste allemand Andres Veiel. Il met alors en chantier ce film pour une période de près de cinq ans.

Elle dit avoir été abattue en apprenant la mort d’Adolf Hitler. Proche de Joseph Goebbels, avec qui elle raconte avoir vécu des choses aventureuses, elle fut également intime d’Albert Speer dont elle évoque les violences sexuelles qu’il lui infligea. Elle est la cinéaste de Le Triomphe de la volonté, commande du Ministère de la propagande du Reich, grande œuvre à la gloire du national-socialisme dans le décor colossal du congrès de Nuremberg en 1934. En 1936, elle sculpte une ode au corps musculeux des athlètes des Jeux olympiques de 1936 à Berlin dont elle fait une tribune mondialisée du régime hitlérien. Les Dieux du Stade est alors un triomphe international. On connaît aussi son premier film dont elle est l’interprète, La lumière bleue en 1932, mais on connaît moins Tiefland tourné entre 1940 et 1944, achevé en 1954, pour les besoins duquel elle demanda de disposer en Pologne d’une centaine d’enfants roms et sintés qu’elle avait choisi dans un camp d’internement. Après le tournage, ils y furent renvoyés pour être déportés et assassinés. Pourtant, elle affirme les avoir revus après la guerre. La réalisatrice se défend de cette version des faits comme de celle d’avoir été témoin à Konskie, Pologne, en tant que correspondante de guerre en 1939, du massacre de prisonniers juifs contraints sous les coups de soldats de creuser un fossé dans un espace public. Le montage d’une image de Leni Riefenstahl, le visage horrifié, témoigne de sa présence sur les lieux et impose le malaise d’un mensonge qu’aucune dénégation ne saurait effacer.

Le cinéaste allemand auquel on doit pour mémoire Der Kick, grand prix du Festival de cinéma Visions du Réel en 2006, film de fiction documentée, travaille dans la matière même des archives, dans leurs profondeurs. Il en agrandit des détails d’images, les recadre. La fameuse poignée de main avec Adolf Hitler, qui est à bien regarder un échange de caresses, en est l’exemple archétypique. Qui plus est, le défilement des pellicules est ralenti, stoppé, parfois rembobiné. Que les photogrammes livrent leurs évidences ! De ce point de vue, le début du film est une invitation exemplaire à franchir le seuil de cette montagne d’archives audiovisuelles. Le défilement de ce magma dans lequel il y a risque de se noyer est ralenti, des superpositions d’images brouillent leur visibilité, il émerge de leur flou des icônes de l’œuvre de Leni Riefenstahl. Son visage est révélé, clivé, celui d’une enfant acclamant les nationaux-socialistes émerge de la foule. Se pourrait être le sien.

Tout usage dans le cinéma d’archives suppose dans le meilleur des cas leur mise à la question, voire leur déconstruction. Commence alors leur réélaboration, leur reconstruction en des architectures de sens échafaudés selon d’autres points de vue. Cette dynamique est spectaculaire quand c’est précisément le geste du montage de Leni Riefenstahl qui est articulé avec celui de Andres Veiel. La démarche du cinéaste relève d’une compréhension fondamentale de ce en quoi le montage pense le cinéma, de comment cette pratique du montage démonte les vérités assénées par Leni Riefenstahl. Si Leni Riefenstahl se pâme devant les plans tournés à Nuremberg, elle en fait une description enthousiaste, nous spectatrices et spectateurs pouvons être enthousiasmés par Andres Veiel, qui s’emploie à révéler combien les vérités de la cinéaste ne résistent pas à son texte filmique qui en produit l’analyse critique.

Bienheureux de nous, qu’aucun commentaire off ni entretiens explicatifs ne viennent nous tenir par la main. Nous sommes engagés à produire notre propre intelligence de ce récit au cœur duquel s’impose une vérité étourdissante. Par-delà toutes les approximations, arrangements, falsifications, mensonges et dénis parfois hystériques, Leni Riefenstahl n’a de vérité que celle qu’elle s’évertue à ressasser. Elle a travaillé toute sa vie à architecturer une réalité sans que celle-ci n’ait plus de liens avec le réel. Ses réalités sont si parfaitement virtuelles et déracinées qu’elles en sont devenues authentiquement vraies. Sidérant : une réalité sans réel, un discours sincèrement arcbouté dans sa mauvaise foi. Un artefact d’authenticité, soit le dernier spectacle de Leni Riefenstahl dont Andres Veiel est l’indispensable iconoclaste.

Il bat dans Riefenstahl – La lumière et les ombres une espèce de cœur antique, inquiétant, nauséeux, celui porté par les voix d’Allemands s’adressant au téléphone à Leni Riefenstahl au cours des années d’après-guerre. Scrupuleusement enregistrées par ses soins, elles témoignent de valeurs imbues de la nostalgie d’une grande Allemagne dont le peuple aura les capacités de restaurer demain les valeurs. Leni Riefenstahl acquiesçait. Ce film d’archives est parfaitement contemporain.

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Riefenstahl | Film | Andres Veiel | Zurich Film Festival 2024 | DE 2024 | 115’ | CH-Distribution: DCM Film

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First published: December 24, 2024